Chapitre 47

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Le Lendemain, Chez Ben, 

ELISABETH — Le ronflement de Ben me réveille. La tête en bouillie, je me rappelle avoir abusé, surtout d'avoir pris une sacrée cuite avec lui, au point de ne plus savoir comment j'ai atterri dans le pieu. Au moins, la nuit s'est écoulée sans cauchemars, plongée dans le néant.
Maintenant, je gesticule dans le lit et finis par analyser le profil de Ben, le mouvement de son cou, son torse qui se relève à chaque nouvelle goulée d'air. Je tire sur la couverture, mais il la rattrape et se tourne. Je pousse un profond souffle et décide de me lever péniblement, puis je ramasse mes vêtements au pied du lit avant de quitter la chambre.

Dans la cuisine, je me prépare un café que je sirote debout à la rambarde de la terrasse. J'observe le jour déjà bien présent, les nuages épars, les mouettes qui virevoltent, et les gens plus bas qui traversent la place centrale sans vraiment voir devant eux. Je soupire à nouveau avant d'allumer une cigarette taxée à Ben. Elle me brûle la gorge, et me file la gerbe, mais je ne l'éteins pas pour autant.

Quand j'ai fini, je rentre jeter ma tasse dans l'évier, et me retrouve dans le salon. Je pourrais lancer la télé et regarder une série, une émission, un documentaire, je pourrais aussi lancer une des consoles, trouver un jeu, une aventure, une manière de passer le temps, ou alors, je pourrais réveiller Ben, lui proposer de sortir, ou juste de rester ici, à faire je ne sais quoi, bavasser, baiser, peu importe, mais rien de tout ça ne provoque quoi que ce soit en moi, et cet appartement, si élégant, me paraît soudainement plus sombre. Les meubles laqués sont moins brillants, les murs moins blancs, et le canapé anthracite devient effrayant. Cette panique subite en moi m'oblige à aller attraper mon sac, et fuir.

La marche jusqu'à chez mon père est une véritable pénitence. Mes pieds me torturent, et mon souffle court est un poison pour mon esprit, mais j'y arrive, et je franchis la porte de ma bicoque. Ici, je ressens un nouveau mal sourd et insidieux, qui fait pourrir ce qu'il y a en moi, et je m'affale dans mon pouf, en observant ma série de toiles de l'oiseau qui n'a maintenant plus de modèle. Je ferme les yeux un instant pour oublier tout ça, mais machinalement, je jette ma main pour attraper ce que je crois être là. Le carnet. Je passe les doigts sur la couverture, pour me réapproprier cet objet qui est le mien, et en plus parce que j'ai besoin de savoir.

Quand je l'ouvre, je trouve vite les premières inscriptions, qui ont abîmé les feuilles. Sur un des mots que j'avais moi-même rédigés pour l'individu en question, il a entouré :

« l'Inconnue et le Marginal. »

Avant de les réécrire plus bas, plusieurs fois, jusqu'à ce que la pointe de son stylo crève la page. La dernière phrase qu'il a copiée est une modification de l'originale :

« Tu es l'inconnue. Je suis le marginal.

TU veux me faire la peau. JE veux me la faire moi-même. »

Ça me lance une pique au cœur. J'ai donc envoyé une flèche acérée.

Je tourne les pages les doigts moites, et je trouve sous une vue de l'aciérie :

« T'es pas allée assez près.

Dans un des grillages,

il y a un trou.

T'entends les machines gronder.

Les flammes des torchères souffler sur le ciel.

Je te dirai où c'est. »

Savoir que cette personne fréquente des lieux qui m'intéressent me procure un sentiment encore plus bizarre, et j'ai l'impression, l'espace d'un instant, d'avoir vrillé, et que tout ça n'est qu'un délire inventé par mon cerveau. Pourtant, les mots semblent bien réels, et se succèdent, je les suis de l'index, et il y a des commentaires sous chacun des dessins, des gribouillages, des personnages étranges, avec toujours ces yeux exorbités, et des notes de plus en plus curieuses :

« Qu'est-ce que t'es ?

Toi ?

Pourquoi il y a des gens comme toi ?

D'où ça vient, ça ?

J'aimerais savoir.

Parce que je comprends pas.

Je crois pas comprendre grand-chose d'ailleurs.

Toi t'as l'impression de savoir. »

Et en dessous de ces ultimes mots, une succession de lignes horizontales et parallèles qui portent des boules, comme la dernière fois. Maintenant j'en suis sûre, ce n'est pas des gribouillages, mais des morceaux de partition. Je ne suis pas musicienne, et je n'y connais rien, mais mon téléphone, lui, doit savoir, et je sors celui-ci, qui est encore déchargé. Je me rue sur ma prise, et attends longuement que ma machine se bouge le cul de redémarrer. Une fois de retour parmi nous, je cherche une application qui pourrait jouer des partitions. Je galère un temps à placer les notes sur mon écran, car certains signes sur le dessin sont à peine déchiffrables. Puis je lance la musique. Ce qui en sort est dissonant et agressif, absolument pas mélodieux, et je coupe le son, tellement c'est affreux.

J'en viens à me dire, tout ça pour ça. Et je claque le carnet, en balançant mon téléphone par terre. Je le savais, sans vouloir totalement me l'avouer, mais ces notes révèlent les délires d'un dégénéré. J'avais des espoirs infondés sur la possibilité de trouver des réponses dans ce délire presque mystique, et en fait, non, je suis simplement la cible d'une personne qui s'ennuie, et tout ce que ça fait, c'est me mettre plus en équilibre, et c'est à cause de ça que je me lève et file chez mon père absent pour me vautrer devant la télé, et ronger le bout de mes doigts.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant