Chapitre 93

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EDGAR — Je pouffe de rire, à moitié vautré sur mon scooter, et Élisabeth, accrochée à moi, ponctue :

— Laisse tomber, on rentre à pied... tu peux pas conduire.

— Si, je peux...

J'essaye de grimper dessus, mais visiblement, c'est plus compliqué que prévu, et je me remets à ricaner :

— Bon... je peux pas.

Elle m'attrape le coude en gloussant :

— Allez, un pied devant l'autre...

Une nuit en été, à gambader sur le bord de la route, défoncés comme on l'est, c'est pas très rafraîchissant, mais ça a le mérite de me dégourdir les jambes. Véritablement, je suis en kit, j'ai du mal à fixer mes idées, et les mots se mélangent dans ma tête en gigotant comme des mulets. Et je dis :

— Dans l'évier...

Je répète ensuite :

— Trop forte.

C'est vrai qu'elle a assuré. J'imagine même pas ce que Pomme a dû lui sortir pour qu'elle se mette dans cet état. J'aimerais vraiment être plus comme Élisabeth, jamais me laisser faire, toujours riposter et me battre contre vents et marées.

Élisabeth rit discrètement, avant de se blottir contre moi, et on coupe à travers champs, un pied devant l'autre, comme elle dit. Je papillonne, je savoure la brise, les étoiles, je trouve pas la lune, mais c'est pas bien grave, ce soir, je me suis éclaté, je suis dans un état d'euphorie tel que le monde pourrait bien me tomber sur la tête, je continuerais à croquer du bonheur. En plus, j'écoute le vent dans les herbes sèches, la mélodie m'emporte dans de douces rêveries. Et maintenant, la voix d'Élisabeth, qui a pris un ton sérieux, résonne :

— Elle sait.

Je demande, encore dans le gaz :

— De quoi ?

— Pomme, elle sait que c'est nous.

Je hausse les épaules en me remettant à rire :

— Ça se peut, les flics nous attendent au camping... — je chancelle un peu — je crois que j'aurais pas la force de me rebeller, je leur tendrais même les poignets.

— Moi aussi, en vrai. Foutez-moi en garde à vue que je puisse dormir.

Je m'égosille au point de chuter, et de me rouler dans la terre meuble. C'est si confortable, et cette odeur âcre est délicieuse. Je pourrais pioncer là, sans souci. Je m'enterrerais juste de ce qu'il faut, et hop, gros dodo. Mais Élisabeth m'aide déjà à me relever, et je sais que la gravité a augmenté. Je m'accroche à ses épaules pour pas de nouveau me retrouver par terre, et elle commente en essayant de me soutenir :

— Je crois qu'il y a un fossé entre les autres et moi.

Je suis pas sûr de comprendre et je me mets juste à glousser comme un idiot, avant qu'elle continue :

— Je vais pas revendiquer ça.

Je me bidonne seul :

— Tu dis ça parce que tu veux pas payer surtout !

Elle m'envoie un coup dans l'épaule, avant de faire la moue :

— J'avoue, il y a de ça. Mais pourquoi faire en vrai ? Ça va rien m'apporter finalement.

Je frappe mon index contre ma caboche :

— CQFD, ma p'tite dame.

— Par contre, si ça continue, on va finir par se faire balancer.

— Ça aussi, c'est CQFD.

Moi, ça m'angoisse pas. J'imagine pas que ce soit possible. Et puis même, il se passerait quoi ensuite ? On nous ficherait en garde à vue ? Et après, en prison ? Et puis quoi encore. Et une amende ? Mais on a tellement pas de thune qu'ils finiraient par abandonner. Et ces gens-là, ils ont pas des assurances pour ça ? C'est pas à ça que ça sert ?

Vraiment, ça m'est égal, et on arrive sur le chemin de chez moi. Face à la caravane, au lieu de rentrer s'installer à l'intérieur, Élisabeth allume les loupiotes qu'on a scotchées sur le montant de la terrasse et va s'asseoir sur sa chaise roulante devant sa toile. Elle attrape un des pinceaux qui traînent sur la table et se met à le mâchouiller frénétiquement, sa mine est déconfite, et je pense qu'elle a un peu poussé ce soir. C'est vrai que quand elle s'y met, elle est capable de vider une cave et, avec, les réserves de Pablo Escobar. Je me plante devant elle en bâillant :

— T'as pas envie de pioncer, plutôt ?

Elle lève les yeux et les plante dans les miens. Elle marque un temps d'attente, puis demande avec sa voix glaciale des mauvais jours :

— Tu crois que je deviens timbrée ?

Je vais tirer ma chaise roulante — meilleure trouvaille de l'année — et me pose dessus, face à elle, en laissant ma tête sur le montant, pour voir les étoiles s'agiter dans le ciel. Je dis mollement :

— Quoi, c'est Pomme qui t'a sorti ça ? Pour elle, tout le monde a un pète au casque, sauf elle-même. Tu vas pas te mettre à croire des conneries pareilles.

— Mais si tout le monde le disait ?

Je ponctue, un peu las :

— C'est des conneries, Élisabeth. Tu vas très bien.

Elle crache un simple :

— Hmph.

Je commence à avoir froid. Je me resserre sur moi-même, en redemandant :

— T'es pas fatiguée ?

J'entends la chaise grincer, et quand je me redresse, elle est devant sa toile, des yeux gros comme des boules de pétanque. Elle balance nerveusement la tête de gauche à droite. C'est vrai, son travail est en partie terminé, mais elle considère qu'il reste inachevé. Je suis pas d'accord, ce tableau est une pure perfection. Le personnage qui repose là est de ces beautés intrigantes que moi, je n'arrive même pas à capter. Et elle, elle continue de se débattre avec ça. Maintenant, du bout des doigts, elle caresse les surfaces qui sont sèches, et pose son front dessus en murmurant :

— Et si c'était ça.

Je demande, perplexe :

— De quoi ?

Elle se retourne en montrant sa toile et en agitant l'index :

— Et si... et si j'entrevoyais une partie de la vérité, mais que celle-ci n'est pas belle.

Je fronce les sourcils en sortant mon paquet de roulés et lance :

— La vérité... le truc dont tu me parles tout le temps ? La vérité en peinture ?

Elle saute sur place et hurle :

— Oui !

J'acquiesce tranquillement en allumant ma cigarette, et sa voix résonne derrière :

— Je te jure... avant, je croyais toujours que j'arrivais à discerner le beau. Je te jure.

— Bah, tu le discernes toujours, non ?

Elle tourne sur elle-même :

— Oui ! Mais j'arrive plus à faire la différence. Avant, je le voyais, seulement lui. Mon cerveau s'activait devant lui, il me le signalait, avec plein de trucs. Mais maintenant, je vois aussi ce qui est plus affreux. Tu comprends ?

Je m'avance sur ma chaise en crachant ma fumée :

— Nan, je suis pas sûr de piger.

Elle se met soudain à genoux et s'accroche à mes jambes, son visage est tout près, il est dévoré par je ne sais quoi, je reconnais pas l'expression qui lui refait la face, ses lèvres sont tordues et tout bouge bien trop vite :

— Mais si, mais si ! Je croyais que l'espace qui se déformait, les mirages qui apparaissaient, c'était comme une sorte de folie, mais en fait non, c'est le monde qui s'ouvre à moi ! Est-ce que tu comprends ? C'est pas du tout anormal tout ça, c'est logique, finalement ! Et c'est pour ça que ma peinture n'allait pas ! J'avais les yeux rivés sur une seule chose, sans voir la globalité !

Je marmonne incertain, en lui caressant la joue :

— Je crois que je te suis, mais je suis pas sûr.

Elle repousse ma main d'un geste électrique, et se tend comme un ressort. Elle baragouine à elle-même, comme si plus rien n'existait autour d'elle, et elle analyse ses doigts minutieusement :

— C'est normal que ce soit pas que visuel du coup ! C'est physique, sonore... c'est un putain de tout ! J'avais pas compris. Ce sont des portes vers plus de réalités.

Elle met ses mains dans ses cheveux, avant de presque beugler :

— J'ai les solutions ! Je les ai !

Maintenant, elle se plante devant la toile, et je me relève pour me placer derrière elle :

— Oh mon Dieu, il faut que je m'active.

Elle acquiesce avec elle-même, et je commence à sentir que mes mains tremblent :

— Je sais comment je dois terminer mes toiles !

Son visage se voile, et elle s'accroche à mes épaules pour me secouer comme un prunier :

— Mais merde, et si on nous balance, hein ? On va finir en taule !

Je lui dis en essayant de la calmer :

— Tu sais, t'as peut-être vraiment besoin de dormir. On s'inquiétera demain va.

Elle me lâche et tapote sur mon plexus :

— Tu sais, t'avais raison, on s'en fiche de la notoriété. Ce qui est important, c'est de percer le secret de ce qu'on fait. T'as raison, vraiment.

Elle fait quelques pas sur la terrasse et envoie un coup de pied dans sa chaise roulante :

— Mais si on se fait choper, je vais percer le secret de rien du tout.

Je l'attrape par le poignet :

— Mais on va pas se faire choper, c'est OK !

Elle me repousse et attrape le paquet de roulés que j'ai laissé sur la table. Puis elle cherche à se façonner une cigarette, mais fait tout tomber en ayant une nouvelle révélation :

— Mes toiles ! À Marseille !

D'un coup, elle chute, et à genoux par terre, un chagrin immense s'écrase sur elle. Elle pleure à grosses larmes dans ses mains, et je me rue à son chevet. Elle s'accroche à mon cou en sanglotant :

— Tu crois qu'il a tout détruit, tout volé, tout fait disparaître !

Je lui caresse la tête, sans vraiment savoir comment la réconforter :

— Je suis sûr que non.

J'avoue que je suis un peu distant à ce moment-là, mais j'ai aucune idée de comment réagir face à ça, je suis largué, j'ai l'impression qu'elle est partie dans un autre univers, qu'elle se fait piquer de toutes parts, et que je peux pas y faire grand-chose, mis à part attendre que ça passe.

Elle secoue son index devant moi :

— Si ! David est vicieux, tu sais, vraiment vicieux. C'est le genre mégalo... et moi, je l'ai blessé.

Elle se remet à sangloter, et je la serre plus contre moi, en tentant de rester assuré :

— Mais on va les récupérer, tes toiles ! On y va même demain, si tu veux !

Elle acquiesce en geignant :

— Oh Edgar...

Je suis un peu ravi d'être le héros de ce conte, mais aussitôt, elle se redresse pour me faire face. Son visage torturé se colle au mien, et elle marmonne :

— Il faut qu'on parte. Qu'on parte loin. Sinon, c'en est fini de nous. Oui, c'en est fini. Tu comprends ?

— Mais personne va venir.

— Si, si. Je t'assure, je le sens. Ça va mal finir cette histoire. Je le sens. On doit fuir. Loin.

OK, il est possible que je cache mes rires. Car cette espèce de révélation sent tout de même beaucoup la vodka finalement. Mais j'acquiesce franchement, déjà pour pas la contrarier, et parce que l'idée même de partir m'a toujours bien plu. De toute façon, je pense qu'on peut déclarer de source officielle que nous sommes persona non grata ici. J'arrive, à force de patience, à la motiver à aller se coucher, je la borde, lui caresse la tête, et elle s'endort comme une masse. Son visage s'apaise, il redevient serein, et j'ai droit à un bonus : une symphonie de ronflements post-biture.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant