Chapitre 25

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Chez Son Père,

ELISABETH — Je gare ma camionnette et je rentre. Une fois dans la maison, mon père et 2501 sont en train de roucouler sur le canapé. Je suis même persuadée d'avoir vu une main dans une culotte retirée très rapidement, avant que je referme la porte d'entrée. Ces deux-là, soit ils se chamaillent, soit ils gloussent, soit ils se menacent de s'entre-tuer, soit ils baisent.

Quand je balance mon sac de mon dos par terre, j'entends deux soupirs. Visiblement, aujourd'hui, je suis persona non grata.

Je vais au frigo, je prends une canette de coca que j'ouvre, puis débarrasse les restes de leur repas de midi qui trônent encore sur la table. Je demande en m'accoudant à l'évier qui dégouline :

« Ça va ? »

2501 garde son espèce de sourire figé, mon père répond amère :

« Oui et toi ? »

Cette conversation s'annonce complètement pourrie, j'ai de l'acidité dans la gorge. Et au lieu de rester là, à subir les regards gênés et les grimaces, je ressors de la maison et vais dans ma cabane à outils, derrière.

J'ai fini de l'aménager, c'est microscopique, ça ne remplacera pas mon atelier, mais c'est mieux que rien. Au moins, ici, j'existe, du moins, j'essaye. C'est un peu la seule case où j'ai vraiment le droit d'être, sans faire chier personne par ma présence. J'imagine que cet hiver, ce ne sera pas aussi évident, je devrai me munir de centaines de plaids, de bottes fourrées, et je travaillerai en ayant l'air d'une Inuite. En vrai, il faudrait que je me trouve un appartement, mais Claude m'embauche au black, et en France, t'as pas d'appartement si t'as pas le précieux CDI.

Donc, je reste bien sagement chez papa, du moins, dans son cabanon, et tu fermes ta gueule, ma cocotte. La belle vie de merde. Bientôt, je craquerai et je me façonnerai les papiers d'un faux CDI, ou j'irai squatter la résidence secondaire d'un Parisien, j'en sais rien, mais il faut que je trouve une autre solution. Parfois, David finit presque par me manquer, du moins, son appartement. En parlant de David, j'ai reçu quelques SMS salés de sa part, encore. À vrai dire, j'en reçois un peu tous les jours.

J'essaye de repousser ces pensées en m'asseyant sur le pouf que j'ai trouvé au pied d'une poubelle — pas aussi confortable que celui d'Ethony. Oui, j'ai meublé cet espace de 9 m² avec des déchets — certaines odeurs, même après une désinfection totale, restent tenaces, mais il me suffit d'ouvrir une bonbonne de térébenthine pour tout faire disparaître.

Mais en attendant, c'est vraiment miteux. J'y ai mis un matelas gonflable dans un coin, que j'ai acheté à Décathlon pour deux sous, avec des draps fleuris qui traînaient dans la commode de mon père et trois plaids portant des couleurs plus agressives les unes que les autres. J'en suis à un niveau de pauvreté qui frise l'indécence, et le jour où je me mettrai à me nourrir avec l'huile des boîtes de conserve de poisson, on pourra m'appeler Claude Lantier.

J'essaye de ne pas désespérer de ma situation, et accroche mon regard sur une toile que j'ai commencée et calée sur deux parpaings. C'est une vue de l'aciérie, dans la brume. Je me relève et enfile ma salopette de travail.

Je me lance, sans trop réfléchir. J'essuie quelques pinceaux directement dans la paume de mes mains, et les enduis de teintes différentes. La peinture, c'est un peu comme la sculpture, on étale de la matière, et on vient corriger la première touche avec une autre couleur. Tout se passe très vite, c'est mouvementé, même si de loin, tout est silence et douceur. Pourtant, de près, il faut équilibrer, désordonner, revenir, utiliser un peu de son corps et surtout de son essence, pour s'approcher du fameux je ne sais quoi de Jankélévitch. Il faut comprendre où sont les bons morceaux, où sont les échecs, et si ces accidents, ces emplâtres, ces coulures, pourraient devenir des choix volontaires et des forces pour l'œuvre.

Qu'est-ce qui fait peinture ? Qu'est-ce qui est peinture ? Les toiles sont une main tendue, elles glissent entre nos phalanges pour nous propulser dans un état d'esprit parallèle, et nous offrir l'opportunité de donner au monde une autre vision des choses. Je veux donner à regarder, même si mon moi doit se consumer. Mais qu'a vu mon œil et qu'a fait mon cerveau de suffisamment important pour l'offrir à autrui ? Toutes ces questions, je sais qu'elles me brouillent, mais qu'elles rendent l'aventure plus grande.

Certains points noirs viennent s'échouer dans mes rétines, je pourrais m'approcher de la réussite, mais ils s'évasent aussi vite, avant de s'évaporer. Ils sont aussitôt remplacés par de la frustration, celle qui est un préquel à l'échec. Mes gestes deviennent plus sévères, plus précipités, et les bons morceaux de cette toile m'échappent.

Instantanément, je repense à Anselm Kiefer, qui s'amusait à dire que ses tableaux ratés, parfois, il les enterrait, et quand il se décidait à les exhumer, les toiles pouvaient en ressortir changées, comme améliorées par ce stage dix pieds sous terre. Mais Kiefer et moi, on est bien différents, et c'est à coups de cutter, bien placés, que je lacère ma toile.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant