Chapitre 42

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Chez son Père,

EDGAR — Je gare la camionnette derrière la maison de son daron, comme elle me l'indique à demi-voix, avant de sortir en me courbant à cause de la pluie qui continue de buriner le sol.

Je contourne la bagnole et ouvre la portière conductrice pour aider Elisabeth à descendre. Elle râle dès qu'elle pose les pieds au sol, en s'accrochant à mon cou :

« Il faut... pas... pas me ramener chez mon père. »

J'essaye de mieux la soutenir en buguant :

« Et, où ? »

Elle me montre du doigt une petite bicoque en bois, et je nous dirige droit dessus, en vitesse, car visiblement le daron n'est pas forcément très fan des états délabrés de sa fille. D'ailleurs, alors qu'on se fait rincer par la pluie, elle se met à glousser en levant haut les genoux dans les herbes folles :

« S'il me voit comme ça, il va encore me faire chier parce que je fais que de la merde.

— Il est relou à ce point ? »

Elle continue de se marrer étrangement sans répondre.

Arrivés devant la cabane à outils, elle tire sur la poignée du chalet en manquant de nous faire tomber, et on se dépêche de rentrer. Je me sens immédiatement rassuré, car ici, c'est aussi petit que ma caravane, ce qui m'apaise.

Elisabeth, d'un coup de pied, allume une multiprise branchée avec une rallonge depuis la maison. Un projecteur au sol éclaire ce nid, et elle dit en grimaçant :

« Tu crois que ça pourrait sauter avec la pluie ? »

Je me gratte l'oreille, en me laissant happer par mes observations, avant de murmurer :

« Ça pourrait. »

Elle soupire :

« Tant pis. »

À mesure que j'explore cette unique pièce, je suis de plus en plus médusé. J'ai du mal à comprendre où je suis finalement, et ce que je vois, j'ai l'impression d'être transporté ailleurs, dans une autre dimension même. L'espace semble s'agrandir, nourri par un pêle-mêle de visions différentes, et d'atmosphères transcendantes. Partout, clouté sur les murs de manière anarchique, il y a des images peintes sur des feuilles volantes, ou des plaques de bois, voire même des bouts de cartons, et des serviettes de table déchirées. Des centaines de vues diverses s'accumulent : du village, des alentours, des usines, des raffineries, je crois aussi reconnaître Marseille, et la mer, les bateaux, dégoulinants et sombres, les arbres effrayants, comme ceux de mes nuits, des portraits de Ben, de Fabien, de Pomme, pris à leur insu, et même un de moi, obscur, le casque sur la tête.

Je suis dans l'antre d'Elisabeth, là où son esprit déborde, et ce voyage me fait tourner le crâne, c'est comme avoir le droit d'entrer dans son cerveau, et de contempler tout ce qui s'y passe à l'intérieur. Une série spécifique de peintures m'attire, et je m'approche d'un pas. Plusieurs tableaux portent le même motif : un oiseau, ailes ouvertes, avec des plumes noires et orange. Mais plus les toiles se succèdent, plus la bête est en piteux état, jusqu'à devenir complètement décharnée. Pourtant, elle reste colorée et vive. C'est totalement paradoxal, et à cause d'une odeur qui me remue le museau, je baisse la tête. Sur une planche en bois posée sur un bureau d'appoint fait de palettes, le cadavre d'un oiseau décomposé trône, sombre, lugubre, contrastant avec les images du dessus. J'approche le visage du corps, et je remarque que des vers continuent de dévorer la chair. Je souffle par le nez, et la voix d'Elisabeth, sans timbre, me fait sursauter :

« Il s'est brisé le cou contre la fenêtre. »

J'ai du mal à assembler mes pensées, et de la voir vaciller de plus en plus me porte sur un autre objectif. J'aide Elisabeth à se poser sur l'unique tabouret barbouillé de peinture du local, elle est complètement absente et ballotte dans le vide. Je reste bêtement debout à côté d'elle, troublé, et un portrait plus loin, contre la seule fenêtre sale, m'attire. Je m'approche, et sur cette toile, c'est elle, les traits squelettiques, l'œil dans le vague comme maintenant, la bouche entrouverte, les cheveux en bataille, la peau diaphane, amaigrie, souffreteuse. J'ai l'impression d'avoir un avant-goût de sa mort, et je me demande ce que ça fait de pouvoir se peindre sans vie. Alors que je penche la tête sur le côté pour mieux comprendre ce qu'elle veut faire, j'entends marmonner derrière moi :

« Je l'ai appelé... le monstre. »

Puis, elle glousse, avant de lâcher un râle et de s'écrouler au sol en riant. J'essaye de la relever, et me dis qu'il faut que je me tire absolument :

« Tu veux te coucher ? T'es pleine de vomi... »

Ces deux informations m'ont l'air totalement contradictoires, et elle lâche :

« Ouais, déshabille-moi. »

Et elle rit encore, avant de souffler :

« On boit un coup ?

— Non. Je... »

Elle me coupe :

« Pas grave. Déshabille-moi. »

Je reste un instant dans le vide, et je crois que je suis terrifié, que je viens de découvrir trop de choses, et que j'ai besoin d'air, car ici je suffoque, et j'ai des secousses dans les genoux, qui me disent de me barrer le plus vite possible, mais déjà, elle se relève, et balance sa canadienne par terre, avant de tendre les bras en l'air. Je hoche la tête bêtement. Je chope les bordures de son débardeur, et lui retire. Je me tétanise encore plus en voyant qu'elle porte pas de soutien-gorge. Je détourne les yeux, en lançant son vêtement sur son tabouret, et elle s'effondre sur le matelas gonflable où une multitude de plaids s'emmêlent. Elle commente en soulevant ses deux pieds pour que je les attrape :

« Je dors là, quand personne veut d'moi. Charmant, hein. »

Je hoche la tête le plus stoïquement possible, alors que j'ai des paquets de nœuds qui se forment dans le cerveau. Je défais les lacets de ses tennis, j'en enlève une, maladroitement, et tire sur la chaussette trouée, avant de saisir l'autre pied et de recommencer. Elle m'indique ensuite le bouton de son jean en continuant de glousser. C'est les doigts tremblants que je m'avance. En vrai, je pourrais refuser et me faire la malle, mais allez savoir pourquoi, à ce moment-là, j'obéis, sans comprendre si j'ai envie de lui retirer son putain de jean, ou juste d'aller me planquer dans ma caravane. J'ai une pression de dingue dans tout le plexus, et je lui défais son bouton, avant de tirer sur le vêtement pour lui enlever. J'ai du mal à m'empêcher d'observer la pâleur de ses jambes, mais surtout les cicatrices, des tonnes de cicatrices anciennes bien alignées sur la cuisse droite, sous cette culotte bleu ciel.

Elle, tout ça, c'est comme si ça lui faisait rien, alors que moi, je suis mort trois fois dans mon esprit, et une fois son jean balancé au pied du lit, je la recouvre avec un des plaids, déjà prêt à sortir de cet endroit. Mais soudainement, elle remue, et s'accroche à moi. Elle me tire sur elle, je résiste pour pas lui tomber dessus.

« Si tu veux, on peut coucher ensemble. »

Dans ma tête, ça se fracasse.

« Quoi ?

— Baise-moi !

— Non ! »

Elle me repousse.

« Bah, tire-toi alors ! »

Je reste droit comme un I. Ça sonne dans ma tête. J'ai la voix chevrotante :

« Mais, ça va aller ?

— PUTAIN ! MAIS CASSE-TOI ! »

Elle attrape une bouteille d'eau qui traîne au sol et me l'expédie en pleine face. Je la prends dans le front, et recule de deux pas avant de crier :

« OK ! OK ! »

Je sors de la bicoque, en claquant la porte derrière moi, et j'attends un moment, debout, tétanisé, hors du temps. Je lève mes mains devant moi, et je sens plus mes doigts. J'inspire, j'expire pour me calmer, mais ça vient pas. Derrière la porte, j'entends quelques remuements, puis je suis persuadé que des pages se tournent. Je prends une grande goulée d'air, et retourne à la camionnette sous la pluie discret comme une ombre.

J'ouvre le coffre, bien décidé à me tirer d'ici immédiatement, mais aussi, j'ai mal dans le ventre, mal de ne pas comprendre ce qui se passe. J'essaye de m'activer, mais je galère à ressortir mon scooter, et dois m'y reprendre à plusieurs fois. Mais, quand je réussis, je m'assois dans le coffre en regardant le ciel se découvrir, en écoutant les quelques gouttes qui continuent de faire sonner la terre. Je sais même pas pourquoi je me barre pas. C'est vrai que j'aimerais retourner dans cette bicoque, pour capter, pas son comportement, mais ce qu'elle fait.

Finalement, je sors le carnet de ma poche, et le feuillette longuement.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant