Chapitre 99

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TW : Violence extrême. Image gore. 


Il y a Quelques Années, Devant La Maison,

— J'ai fêté mes 17 ans le mois dernier, et ça fait maintenant deux semaines qu'il a été libéré. Il est resté 5 ans en prison. 5 ans. Moi aussi, je sais ce que c'est, l'enfermement, mais à l'inverse, lui, il avait le droit à de vrais repas, de vraies sorties, de lire, de s'occuper, de discuter avec d'autres individus. Peut-être que ça a été pénible, peut-être, mais je sais que ça n'a pas été aussi dur que moi, parce que lui, son « bourreau », c'était l'État, et l'État considère qu'il faut manger cinq fruits et légumes par jour pour être en bonne santé.

Le pire, c'est qu'il est rentré tranquillement chez lui, dans cette maison, pas n'importe laquelle, dans ma propre geôle, et là, je me demande si le coup de fil qu'il est en train de passer est pour ma mère. Je me demande si, dans le sac cabas qu'il tenait à la main, il y avait son dîner. Qu'est-ce qu'il va manger ? Maintenant que mamie est morte, qui va lui allumer le four, et est-ce qu'il y a encore de l'électricité ici ? Et pourquoi, depuis deux semaines, il vit là, sans que personne ne lui dise rien. Pourquoi les habitants le laissent traverser la route, pourquoi il peut déambuler comme ça, tandis que moi, quand je fous un pied devant l'autre, j'ai peur. Pourquoi personne ne fait rien, pourquoi Michel attend, alors que l'angoisse ondule dans mes veines, que la crainte viscérale inonde encore mon cœur. Pourquoi le monde s'est remis à tourner comme si de rien n'était, et pourquoi ILS ont l'air d'avoir oublié.

Maintenant, derrière les bosquets, je me décide. Je traverse la clôture d'un bond. Je m'approche à pas feutrés, je marche sur les dalles, recouvertes par les mauvaises herbes. Je me souviens de la douleur dans mon dos, quand il m'avait traîné dessus. La salive s'agglutine dans ma bouche. Une fois devant la porte, tout mon être me supplie de partir dans l'autre sens, mais je lève la main, j'attrape la poignée, et j'ouvre cette porte, silencieusement. Je me glisse dans la maison. J'entends la télé tourner au loin. Je longe le mur, mon cœur a des ratés, j'étouffe, je manque de tomber par terre. Je rejoins le salon. Mon sang se glace, j'aperçois par-dessus l'appuie-tête du canapé qu'il est là, étalé, face à un reportage animalier, et il ronfle.

Je fais marche arrière, et petit à petit, sans provoquer un grincement, je monte à l'étage. J'ai besoin de voir. J'entre dans la chambre de mes grands-parents. Sur le lit, c'est toujours ce couvre-lit, brodé de lavande stylisée, et ça sent le parfum de ma grand-mère. C'est étonnant après tant d'années. Je contourne le lit, et j'ouvre le placard mural dans l'angle. Normalement, cet espace est prévu pour des chaussures, je crois, mais quand on fait sauter les étagères, c'est parfait pour un enfant.

Il y a encore des dessins à même le mur, ils n'ont même pas fané, et je me glisse dedans. Je suis trop grand maintenant, je dois me plier sur moi-même pour y pénétrer tout entier. Puis, je referme la porte, je revis l'ombre, et les raies de lumière éparses, je revis les nuits de terreur, j'écoute les grincements de la maison, je me sens suffoquer, j'ai du mal à supporter l'odeur nauséabonde d'urine qui ne s'est jamais effacée, et je sais qu'il est là, en bas, c'est comme si rien n'avait changé. Il suffirait qu'il monte, qu'il m'attrape, qu'il me frappe encore, et finisse par me violer. Il suffirait. Et l'idée, étrangement, me rassure, car c'est ce que j'ai trop longtemps connu. Alors soudain, je me dégoute, je me dégoûte de m'accrocher à ça, je m'écœure de penser ainsi, et c'est ma peau que j'aimerais arracher. Je sors du placard en vitesse et je redescends les escaliers, quatre marches par quatre.

Je devrais partir. J'y arrive pas. J'ai besoin de ça. Michel l'a dit tellement de fois, il n'y a que ça pour me libérer, et je vais dans le salon. J'avance d'un pas. Une des lattes en bois grince.

La tête se tourne, les yeux m'observent, un poison infect se distille dans chacun de mes muscles, dans chacun de mes nerfs, mes os craquent entre eux, et je recule. Il se lève brusquement, et le canapé nous sépare. Il tend les deux mains, en reculant, et il bute contre la table basse en verre. J'ai l'impression que tous les frémissements de l'espace se sont éteints, pour être remplacés par tous les sons que produit mon corps. Personne ne parle. Après tout, qu'est-ce qu'on pourrait se dire ? Peut-être des tas de choses, ou rien du tout. Je pourrais lui demander pourquoi, mais pourquoi quoi, j'ai pas besoin de savoir, ou j'ai pas envie, j'en ai aucune idée, puis est-ce que ça changerait quelque chose.

C'est un peu comme deux animaux qui se toisent. Je ne sais pas s'il attend que je lance un truc, parce que finalement j'ai pas grand-chose à articuler, et c'est con, j'aurais pu, genre, lui rappeler tout ce qu'il a fait, lui énumérer la vie que j'ai aujourd'hui, cette demi-vie, cette espèce d'enfer perpétuel, où chaque nouvelle respiration me fait douiller plus que la précédente, et puis, tous ces médecins que je dois voir, et puis tous ceux qui s'apitoient sur moi, et cette vie pas vraiment à vivre, ces études que j'ai pas faites, ces jeux d'enfant que j'ai pas eus, et cette crainte que j'ai éprouvée.

Mais je dis rien. Je scrute son visage, cette vieille face, pleine de rides, ce nez trop gros, trop rouge, trop laid, cette sale tête en fait, ces joues, trop rondes, trop rouges, trop laides, lui, c'est lui que je regarde, c'est lui que je dévisage, et je revois cette figure sur moi, son sourire, ou sa haine, ses expressions, sa colère continuelle et inatteignable, cette colère contre moi. J'observe ses mains, trop grosses, trop larges, trop laides, celles qui m'ont traîné, celles qui m'ont lacéré, celles qui m'ont abusé. Je parcours cet homme. Un homme parmi d'autres. Mais cet homme pour moi. J'étouffe.

Je pivote sur moi-même, j'ai envie de fuir. Mais des objets m'arrêtent. Ma grand-mère a toujours adoré collectionner des babioles en verre soufflé, des pichets, des animaux, des contenants de toute sorte, tous très colorés, et sur une table haute, qui fait l'entrée du salon, elle en a disposé tout un tas, et ça me fait péter un câble.

Quand j'attrape la dite table, les babioles s'envolent, elles éclatent de tous les côtés, et je lui jette le meuble dans la façade, je suis pas sûr que j'arrive encore à penser, mais je suis sûr que j'ai de la bave sur le menton, et il se la prend sur le torse, il part en arrière, il s'effondre sur la table basse, elle se fracture avant de céder, il tente de se retourner, il se met à quatre pattes, je saute par-dessus le canapé, mes gestes sont désarticulés, je le sens, je prends de l'élan et lui envoie mon tibia dans le ventre, je sens rien, pas de douleur dans mes os, lui, il roule comme un ballon, et s'écrase contre le meuble TV, qui tremble, jusqu'à ce que je pose mes deux mains sur la télé et la renverse sur lui, elle éclate, tout fuse, et il gueule rauque, ce cri, il m'effraie, parce que c'est le même que quand il me beuglait dessus, et ça m'envoie encore ce jus qui déjà serpentait dans mes veines, un jus affreux, je le sais, je le sens, c'est acide, ça brûle, et j'en ai pas assez, et quand il arrive à repousser la télé, qu'il est en sang, des bouts tranchés plantés dans sa chair, et hagard, je l'attrape par sa chemise à carreaux, j'essaye de le relever, il s'accroche à mes épaules, j'ai toujours pas de mot dans ma bouche et lui, de la sienne, c'est du sang qui sort — il m'a trop de fois montré comment on faisait, et je lui balance une droite dans sa tronche, il tombe en arrière, toussote, et là je capte un truc, je suis plus grand que lui, plus fort, plus jeune, moins proche de la mort — Michel avait raison — je me tourne et marche dans la pièce, je hurle, je sens que le monde tourne plus comme il faut, encore, et la grande bibliothèque qui fait le fond de la pièce, je la renverse, les vitres éclatent, le meuble se brise, les livres dégoulinent du bois, cette maison, je la hais, cette maison, c'est elle le problème, elle schlingue la putréfaction, et je vais au séjour, je prends une chaise et la lance à travers une fenêtre, qui éclate, c'est la maison que je vais détruire, c'est cet endroit qui mérite la fin, et ensuite, je rejoins la cuisine, je me rue sur les placards, les ouvre, je renverse la vaisselle — dans l'encadrure de la porte, il apparaît, papy, debout, voûté, accroché au bois, il crachote, et je continue, les verres, les assiettes, les plats, les faitouts, puis je retourne la table, et après, les quelques portraits de famille pendus au mur, je les ouvre, je déchire les photos, toute une génération de dégénérés s'évanouit — il n'y avait même pas de photo de moi, j'existais déjà pas — le dernier portrait que je saisis, c'est une photo de ma grand-mère, cette pauvre femme, cette pauvre conne, qui, même si c'était une victime, n'a jamais rien fait pour moi, pour me sortir de là, la seule chose qu'elle a faite, c'est me donner ce don pourri, celui qui, quand je joue, me file la nausée et le tournis dès que j'ai fini. Non, vraiment, elle m'a appris quelque chose de beau, dans un lieu immonde, et ça me frappe, je pars avec le portrait et rejoins la véranda, le piano mural est là, poussiéreux, clos, la banquette rangée. Je vais vers lui, papy me suit — j'aimerais qu'il me tue, qu'on en finisse là — j'ouvre le pupitre, les touches sont là, les unes à côté des autres, je frappe du poing dessus, ce qui en sort est dissonant, et le temps connaît un loupé. Je claque le pupitre, j'ouvre le clapier, je sais que c'est là, une enveloppe craft est scotchée à l'intérieur, dedans des feuilles A4, des tonnes de feuilles, mes dessins, classés par âge, je les feuillette, lentement, et je me revois gratter ces pages discrètement, c'était mon secret avec mamie, et je déchire ce paquet de feuilles, j'attrape la caisse du piano et tire de toutes mes forces, je le renverse, il éclate par terre, j'attrape la banquette de piano, maintenant branlante, et frappe avec à plusieurs reprises sur ce qui reste du piano, les marteaux, les cordes, tout se disloque, et il ne reste plus qu'un tas sans forme. Je récupère le portrait de ma grand-mère que j'ai abandonné à terre, je sors la photographie, et je m'apprête à la déchirer, mais une main, cette main, m'enserre le poignet. En face, j'aperçois ses yeux tombants, mes yeux, les siens sont plus gros, gonflés, et sa poigne se resserre plus fort, la peur en moi, elle, est viscérale, et augmente d'un coup, mais j'ai le cadre dans l'autre main, et le frappe à la tête. Il se plie en deux, les mains sur le crâne, je lui envoie deux autres coups simultanés, avant de lâcher le cadre qui se disloque. Ma rage mute, c'est autre chose, ça n'a pas de nom, pas d'existence — c'est ce que les démons ont semé dans mon corps — je lui expédie plusieurs coups de poing dans le visage, et il s'effondre. Je me jette sur lui, et continue, jusqu'à ce qu'il s'évanouisse, le visage boursouflé, brisé, comme il a détruit le mien, pourtant il reste vivant, son souffle continue de sortir de sa bouche. Il se réveille, il crachote, s'étouffe et geint, puis — il dit qu'il est désolé, il dit que c'était pas sa faute, il dit qu'il est malade, malade de pas pouvoir avoir le droit d'être qui il est, il dit que c'est la faute à pas de chance, il dit que c'est la vie, il dit qu'il est né comme ça, que sa violence c'est que de la frustration, il dit, il dit, il dit des tas de choses et il pleure, beaucoup, — il suffoque des larmes épaisses qui lui refont ses joues bleuies, ça c'est la vie qui s'active, celle qui paye, mais qui n'a pas envie, pourtant la dette, celle qu'il me doit, là, est monstrueuse, et moi, je récupère un couteau dans la cuisine, et moi, je lui perce le ventre, — ses hurlements, je les entends même pas, je vois juste sa bouche rester ouverte, avec des filets de bave qui relient ses dents, non, sa souffrance, je la vois même pas et je lui envoie le couteau dans la bouche pour qu'il la ferme, je lui fracasse les dents, toutes celles qui repousseront plus, — les miennes me font souffrir, lui, il sait pas ce que c'est de douiller des années durant, avec des implants de pacotille, de se prendre des coups de perceuse dans la gueule, il sait pas, et du sang, maintenant, de sa gueule, il en sort des tonnes, des litres, et je continue d'enfoncer la lame, partout, dans son torse, dans son cou, dans ses cuisses, jusqu'à même m'attaquer à ses couilles et sa bite, ça, je les poignarde, encore, et encore, et c'est pas fini, pourquoi ce serait fini, moi, ça, c'est jamais fini, ça continue encore, ça continue toujours, et ça continuera toujours, — pourquoi moi, pourquoi pas lui, — et je le poignarde encore, je m'acharne, — mais est-ce que ce que je fais, c'est juste, est-ce que je deviens pas le même monstre, ou alors, est-ce que d'origine, je suis déjà un monstre, — puis ça disparaît, je crois m'éteindre de nouveau, je frappe plus fort, je sens la combustion de tous mes organes, son ventre est si troué que je lâche la lame et c'est maintenant avec mes mains que j'attrape ce qu'il y a en lui pour lui arracher, je creuse dans son cadavre, je tire sur la chair, sur les tubes, les organes, tout ce qui vient — et je sens mon âme qui se disloque, rien n'a plus de sens, et ça n'en aura plus jamais, — le sang me saute dessus, ça gicle, je supporte plus ce rouge, je supporte plus les bruits de chouintement, je supporte plus la situation, pourtant je continue, même que je lui brise le crâne à coups de talon, je le fais disparaître, j'éparpille ses restes dans le salon, je les piétine, je les réduis en bouillie, la frontière entre l'humain éclaté et la pâte à modeler est maigre, et quand enfin, plus rien n'a de forme, qu'il n'y a plus de jambes, plus de bras, plus de tête, plus de tout ça, je me fige tout droit dans la pièce, et je m'observe dans la glace à côté de l'entrée, mes cheveux gluants s'emmêlent dans mes lunettes, un voile rouge me couvre, j'empeste la mort, j'empeste la chair, j'empeste la fin.

Je me sens maintenant maladif, j'ai envie de m'effondrer, mais mes jambes s'activent seules, et je sors de la maison. J'ai peur de ce que j'ai fait, j'aurais pas dû, ça c'est clair. Et je cours, je traverse le grillage, puis la pinède, puis le pré, je trace tout droit vers le ranch. J'entre sans frapper, et j'hurle à plein poumon. Michel gueule :

— MAIS QU'EST-CE QUI SE PASSE !

Et quand il descend de l'étage, et qu'il me voit, il se précipite, les deux mains sur la tête. On a pas besoin de s'échanger de mots. On sait tous que ça devait arriver.

Maintenant, c'est le soir, Michel m'a lavé, et il a disparu. Je suis à la fenêtre, une cigarette au bec, et au loin, les flammes commencent à s'élever, la maison de Papy part enfin en fumée, et avec elle, une partie de moi.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant