Chapitre 69

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Aujourd'hui, Sur La Route,

ELISABETH — Je me cramponne, et le paysage défile. Les nuances d'ocre d'une matinée précoce scintillent sous la rosée encore omniprésente. Quelques étangs autour de nous percent la terre, la lumière s'y noie, disparaissant en quelques faisceaux épars.
Sur ce scooter pétaradant, on file tout droit jusqu'à la mer, qui est une véritable plaque d'huile aujourd'hui. Edgar bifurque en direction de Port-Saint-Louis, avant d'emprunter un chemin caillouteux caché derrière des buissons épineux. Chaque imperfection fait trembler la machine comme une feuille et nous ballotte dans tous les sens. Mais ça, je m'en fiche.
Ce que je vois face à moi, c'est l'aciérie et toutes les autres usines qui s'accrochent à elle comme des coquillages et fonctionnent à plein régime. Les torchères, lardées de lignes blanches et rouges, crachent leur flamme à vive allure, et la suie noire remplit l'atmosphère d'un voile grisâtre qui tournoie devant nous. D'ici, j'entends le grondement du métal, un son profond qui me fait trembler jusqu'à la moelle.

Envoûtée par cette vision d'une magnificence absolue, je ferme les yeux un instant, mangée par une fatigue certaine. Mon sommeil a été court, ça, il n'y a pas à dire, il a même été inexistant. Finalement, c'est comme si la nuit n'avait jamais pris place, alors que je me souviens avoir marché en elle, m'être baignée en son sein, ballottée sur les notes d'un synthétiseur, et, à la fin, tenu un seau sous la tête de mon père, et lui avoir enfoncé deux doigts dans la gorge pour lui faire cracher l'intégralité de la boîte de Dafalgan codéiné qu'il avait gobée, puis l'avoir couché. Mais si ça ne s'est pas arrêté, c'est parce qu'il y avait dans ce carnet des mots, griffonnés à la volée, çà et là :

« Moi, je suis rien.
Une petite poussière parmi d'autres petites poussières. »
« Une anomalie, c'est un souci que parce que les autres sont tous pareils. Anomalie, c'est pas le bon mot. »
« Je voudrais encore te voir peindre. Je voudrais voir à travers tes yeux pour savoir ce que tu perçois. »
« Je croyais que je serais toujours seul. »

Il a suffi de quelques messages échangés sur les réseaux pour comprendre que ni l'un ni l'autre n'allions finalement dormir. D'ailleurs, quand Edgar est venu me chercher à 6 heures du matin en scooter, j'ai vu qu'il subissait ce qu'il avait appris. Il rongeait nerveusement son pouce, et les valises sous ses yeux s'étaient encore épaissies. Mais il a tout de même souri et m'a proposé de me montrer :
« Des trucs ultra cool, qui te plairaient grave pour ta peinture. »

Et maintenant, on est là, le ventre creux, sur ce chemin de terre.
Je rouvre les paupières quand j'entends un grésillement autre que le grondement de l'aciérie. Ce son-là, c'est plus comme un essaim de guêpes en pamoison, et sur la droite, une installation nous surplombe, lardée de câbles qui ballottent dans le mistral, au milieu d'un grillage couronné de barbelés.
Je pince un des flancs d'Edgar et tends l'index. Il s'arrête, et je demande en relevant la visière :
« C'est quoi ?
— Ah ! — il s'extasie — c'est l'interrupteur de la région.
— Hein ?
— Un transformateur, tu sais, ça envoie de l'électricité partout.
— OK ! Interrupteur, très drôle. »

Il acquiesce, fier de sa vanne, et on se remet en route.
Arrivés au bord de la mer, sur les rochers, aucune vague ne s'écrase. La grande étendue est encore au repos, et on abandonne le scooter là. Il me demande d'être discrète, et on rôde en suivant un chemin qui se dirige tout droit vers l'aciérie. Mon cœur saute.
Parvenus devant un grillage, caché derrière des arbustes desséchés, un trou pas bien large se dissimule, et on s'y glisse sans un murmure. Je suis Edgar, et il a l'air de bien connaître l'endroit. Je suis même persuadée que des plans de ses vidéos ont été tournés ici.

Pendant qu'on avance, dos courbés, les torchères continuent de cracher leur flamme sur le ciel, et j'arrive à prendre quelques photos avec mon portable, tandis qu'Edgar filme discrètement. Manger par la curiosité, j'insiste pour qu'on s'approche au plus près de la bête. Edgar, dans le genre, est plutôt aventureux et se laisse entraîner.
Et c'est ainsi que je peux m'extasier devant les tuyaux entrelacés. Ils sont comme des membres d'un colosse, recouverts d'une pellicule de poussière noire. À vrai dire, tout est noirci ici, et je prends des centaines de photos. Je m'imagine déjà plaçant sur la toile toutes ces barres d'acier.

Sauf que la visite s'arrête là, quand Edgar repère des gars qui rôdent, non loin, en tenue d'usine. Mon souffle s'emballe, et je crois que ça pourrait mal tourner, cette petite balade innocente. Néanmoins, j'ai aussi une sensation de fierté, celle d'avoir bravé les interdits pour m'emparer de ce que je désirais, j'en vois même flou, tellement je me sens enivrée. Mais je me sens si capable de passer à travers les mailles du filet. Même si, en voyant les gars se rapprocher, je me dis que là, on est cuits. Pourtant, Edgar, lui, ça ne l'arrête pas. Il me tire par le poignet, et on contourne une des installations en courant, sautant par-dessus certains tubes qui tracent leur route sans se soucier de nous. Finalement, après une course folle à travers des tas de poudre noire, on réussit à rejoindre la trouée dans le grillage.
Une fois devant le scooter, Edgar rit à gorge déployée, me montrant du bout du doigt mon visage. Et effectivement, dans le rétroviseur, je peux voir que j'ai la frimousse charbonneuse. J'ai soudain l'impression que je me suis fondue dans le lieu que je traversais, et que je suis devenue invisible. Je demande à Edgar, qui nettoie ses lunettes :
« Tu fais souvent des trucs comme ça ? »
Il hausse les épaules, la malice plein les yeux :
« Ça m'arrive. Et ça t'a plu alors ? »
Je m'extasie :
« Tellement, tu peux pas savoir ! J'ai eu trop la frousse aussi ! Mais c'était trop bien. Comment on a couru comme des dingues ! Je pensais pas que mon cœur pouvait battre aussi vite et me donner l'impression de vouloir sortir de ma poitrine. Non, vraiment, incroyable. »
Je n'ai jamais vu Edgar sourire autant. Ça lui creuse même des sillons dans ses joues amaigries. Il finit par demander :
« Tu bosses aujourd'hui ?
— Cet après-midi, oui. Tu sais, on prépare les Votives.
— Ah, oui, c'est vrai. »
J'hurle sans m'en rendre compte :
« Mais j'ai encore un peu de temps ! »
Il sursaute avant de reprendre calmement :
« Tu veux voir d'autres trucs ? »
Bien sûr que j'acquiesce. Mon organisme, même vide de toute substance, manquant de sommeil, à l'estomac grondant, continue de s'animer grâce à la nouveauté, à l'extravagance et au voyage inconnu. Et c'est reparti ! On parcourt la région sur son scooter. Il me montre des bâtisses industrielles abandonnées, des lieux de concert désertiques, des maisons hantées. On s'égratigne les genoux comme des gamins de 8 ans et on se demande si on est vaccinés contre le tétanos comme des adultes qui n'ont pas envie de mourir dans d'atroces souffrances. On ramasse des objets sans propriétaire, des cuillères et des revues de presse avec des dates qui commencent par 19... On erre dans tous ces lieux morts et inutilisés, que personne ne veut plus voir ni retaper, qui n'intéressent que ceux qui aiment se canarder avec des billes en plastique ou les fêtards sans lieu de fête. On traverse les environs de long en large, sans jamais évoquer le fracas de nos vies. À ce moment-là, ce qui compte, c'est nos foulées dans ces sites. Je me surprends à me blottir contre le dos sec qui me promène partout, me montre des choses incroyables et me raconte les histoires de ces endroits qu'il a savamment découverts. J'en relève même ma visière pour humer cette odeur de transpiration acre, mêlée à celle du pin, et à laisser mes mains trouver refuge sur son ventre creusé.

Enfin, il nous arrête à un endroit bien particulier. Quand je descends du scooter, je reste ébahie, et Edgar commente, fier, la voix ramollie par la fatigue :
« Le meilleur pour la fin. »
Ici, tout est rouge, comme si un filtre avait été posé sur mes iris. Pourtant, aucun subterfuge à cette vision : non, la couleur est bien réelle. Même le scooter, en secouant de la poussière, a muté. Il arbore ce beau rouge carmin, presque sanguin. Partout autour de nous, c'est ainsi : des champs et des collines de cette terre éclatante, parsemés de quelques pins biscornus qui contrastent à merveille avec leur teinte fétiche. Je demande en frottant mes tennis autrefois gris sale au sol :
« Mais c'est quoi, ici ? »
Il s'appuie contre son scooter en roulant une cigarette :
« Une déchetterie.
— C'est beau pourtant.
— Je suis d'accord, mais tout le monde trouve ça immonde. C'est pour ça qu'ils planquent ça dans des espaces naturels. En fait, c'est les restes des entreprises qui fabriquent de l'aluminium.
— À Gardanne ?
— Ouais. »

Gardanne, dans la région, je l'ai toujours appelée la ville rouge, car son usine produit tellement de poussière que toutes les bâtisses sont devenues rougeâtres. Ils ont même été forcés de changer les panneaux de signalisation et d'opter pour des fonds gris au lieu du traditionnel blanc. Les anciens, eux, le nomment la faiseuse de veuves. Ça en dit long. Et Edgar peaufine mes connaissances. Si on l'a baptisée ainsi un jour, c'est à cause de sa mine de bauxite, maintenant fermée. L'usine fonctionne toujours, mais ils font venir la bauxite de pays étrangers, qui vendent le minerai bien moins cher que son exploitation en France.
« Mais c'est pas si grave que ça, si des étrangers crèvent de cancer ou d'accidents miniers, parce que leur matos est moins performant et moins coûteux qu'ici, apparemment. »
Le monde est parfois tordu, et sa malhonnêteté est spectaculaire. Edgar, tout ça, ça le dépasse aussi, et il est incertain de ce qu'il en pense vraiment. Il trouve qu'on est trop petits et qu'on ne nous explique pas correctement les choses. Moi, je me dis que l'évolution, c'est bien, mais si on préfère l'argent à ça, on n'est pas sortis de l'auberge.

Finalement, je m'agenouille et mets ma main dans la terre rouge. Edgar commente :
« Tu sais que c'est toxique ?
— J'imagine, mais c'est doux, et beau. »
Ma paume est devenue sanglante.
« Avec tout ça, tu pourrais noyer une ville dans le sang.
— Chiche. »

Je fronce les sourcils en souriant sur le côté, et j'imagine un instant des rivières rouges dévalant jusqu'au vieux port de Marseille, incisant la ville. Je marche un peu, Edgar me suit, traîne des pieds, et filme dans mon dos. On parcourt quelques collines, en s'essoufflant comme des bœufs, avant de les redescendre en courant, riant à s'en faire sauter la mâchoire, jusqu'à ce que mon téléphone commence à sérieusement s'exciter. Les messages de Ben s'accumulent et je comprends que je suis en retard.

On repart en vitesse, et Edgar me jette devant le bar. Je l'embrasse sur les deux joues, avant de dire au creux de son oreille, comme un secret :
« Demain, je suis en service toute la journée. »
Il acquiesce en tripotant la bride de son casque que je lui ai rendue.
« Je me doute. Je viendrai sûrement boire un coup, de toute façon. »
Je fouille dans mon sac et lui tends le carnet :
« J'ai répondu. »
Il sourit sur le côté, en tenant le carnet fermement entre ses doigts, avant de le caler sous une de ses cuisses. Je mordille mon pouce, sans savoir quoi ajouter. J'aimerais lui demander pour Pomme, comment il le prend, est-ce qu'il va réussir à gérer cette histoire ? Mais ce n'est pas mon genre de me mêler de ça, alors je le salue simplement d'un signe de la main, qu'il me renvoie, avant de s'enfuir dans une pétarade.

Quand je rentre dans le bar, Ben tape sur son téléphone, l'écran allumé, pour me montrer que j'ai trente minutes de retard. Je jette mes affaires derrière le comptoir, et de la fumée rouge s'échappe de mon sac — vraiment volatile comme matière.
Ben m'observe en chien de fusil, et je réponds, acide à cause de la fatigue :
« Ça va, ça t'arrive aussi d'être en retard !
— Ouais, exact. C'était bien avec Edgar ?
— Ça va, il m'a croisée sur la route et m'a juste emmenée. »
Il montre mon pantalon bariolé de bauxite, hochant la tête avec une moue.
« Je sais pas ce que tu fabriques, et ça me regarde pas, Elisabeth, mais je pense sérieusement que tu te fous de ma gueule. Et en plus, t'es dégueulasse, là.
— Pardon ? »
Son expression est terrifiante, et il se met dos à moi :
« Tu m'as très bien compris. Maintenant, tout ce que je te demande, c'est pas grand-chose, hein. T'assures ce service, et surtout celui de demain et d'après-demain. Tu peux le faire, ou c'est trop te demander ? »
Je fais les yeux ronds, avant de lancer :
« C'est pas toi, le patron. »
Il s'éloigne de moi :
« Nan, en effet, mais si tu veux, je l'appelle, le patron. »
Je souffle bruyamment, et il reprend en quittant le comptoir :
« Et va te débarbouiller, t'as de la crasse partout sur la gueule. »

C'est définitif, je n'aime pas être là. Je n'ai pas envie d'être là. J'ai envie de retourner là où les collines sont rouges, où l'air est nauséabond, là où la fumée me prend le nez, et où le métal me sonne dans les oreilles. J'ai envie de me barrer, vraiment.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant