Chapitre 87

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Quelques Jours Plus Tard, A la Plage,

ELISABETH — Les mains dans mon dos se détachent, je ne sens plus que le bout des doigts qui s'éloigne, et sa voix claironne :
— Détends-toi, reste droite.
J'inspire le plus d'air possible, et il rit :
— Tu crois qu'avec de l'oxygène en plus, ça va le faire ?
Je ne peux pas répondre, je veux garder mes poumons gonflés par sécurité, il a retiré ses mains. Je ferme les yeux, j'essaie de rester molle, de ne contracter aucun muscle, les vaguelettes sautent sur mes joues, et sous mes paupières un orange de feu persiste. Je me concentre sur l'odeur des algues en décomposition, sur le mistral qui tourbillonne sur mon nez, sur l'astre qui brûle mon ventre et il braille :
— Tu flottes !
J'ouvre grand les yeux, en faisant un mouvement de bras, et une lame gelée s'enfonce dans mes poumons. Des mains me retiennent et me remettent à la surface. Je m'accroche à ses épaules :
— Bon, tu flottes, mais pas vraiment. Mais c'est déjà mieux, t'as arrêté de paniquer. Tu veux essayer encore ?
Apprendre à nager à mon âge, c'est bête, et compliqué, voire chiant. Je préfère m'enrouler autour du corps d'Edgar et me faire promener dans l'étang de Berre, pour tapoter de temps à autre sur le chapeau des méduses. Elles sont presque impalpables, leur texture est si particulière qu'elles se fendent sous le toucher.

À force, le froid finit par se greffer sur nous et on quitte l'eau. Maintenant, le cul sur le sable, on se laisse cuire la peau comme des merguez, en dévorant un paquet de chips à grandes poignées. Edgar demande, les rétines noyées dans l'horizon :
— Tu crois qu'on est ensemble ?
Je l'observe d'un œil, un haut-le-cœur dans la gorge, en ponctuant sans comprendre :
— Hm, oui. C'est pas le cas ?
— Oui, mais c'était pas ça ma question en fait.
— Je comprends pas ce que tu veux dire. T'en as marre de moi, c'est ça ?
Je grimace. Ce n'est pas la première fois que je me fais lourder. Je m'en remettrai, je crois, même si réellement, je n'en ai pas envie. La vie était plus douce ainsi, et il me bouscule d'une main :
— Mais non ! N'importe quoi !
Il reprend sérieusement :
— Je sais pas. Je pensais à ce truc, de faire... un truc ensemble, vraiment, qui te ferait plaisir.
Je m'allonge sur ma serviette, en lui lançant des regards curieux, et il s'attelle à placer des coquillages sur mon ventre, en cogitant plus profondément :
— J'arrête pas de tourner le truc dans tous les sens. Je crois que si tu veux faire du bruit, faut faire du bruit. Y a trop de monde dans ton milieu pour réussir comme ça. T'as pas les bonnes cartes en main. T'es pas la fille d'un tel, tu vas pas te prostituer, t'es pas une lèche-bottes, t'as pas tout ça. C'est bien, je trouve, moi. Tu sais, ce que je veux te dire, depuis longtemps, c'est que la gloire, c'est pas parce que t'es un génie ou quoi que ce soit, c'est juste parce qu'à un moment précis, une pelletée d'humains se mettent à te considérer. Des gens brillants, il en existe des tas. Certains révolutionneront le monde, d'autres, rempliront tes sacs de courses au drive, en bidouillant le soir dans leur garage. L'un est pas plus nul que l'autre, c'est juste comme ça. C'est les hommes qui le décident, c'est pas tes capacités qui vont te mettre là-haut.
J'hausse un sourcil, et il dessine un rond autour de mon nombril, et je m'agace :
— Oui, c'est bon, on a compris, vis sans la volonté d'être vue, on sait, Edgar.
— Non, c'est pas ce que je dis, là ! Je dis juste que si c'est ce que tu veux, faut forcer le passage. Ça te tombera pas dessus. Ça n'est jamais tombé sur personne. Tu sais, j'ai fait des recherches, hein, et tous les grands, bah, un jour, ils ont croisé la route de quelqu'un, ou ils ont fait un truc, et là, les yeux des autres se sont braqués sur eux.
Je lui lance un air malicieux :
— Et moi, j'ai croisé qui ? Toi ? Mais toi, t'as pas de galerie, je crois, et puis, la seule fois où je me suis retrouvée dans les pattes d'un galeriste, il m'a enfoncée plus que tout.
Il fronce les sourcils et frappe sur son torse :
— Moi, j'ai peut-être pas de galerie, madame, mais j'ai des ressources, pas financières, mais là-haut.
Il tapote sur sa tête, et je glousse. Bien sûr qu'il s'offusque. Je ponctue :
— Disons qu'en effet, t'es le roi de la débrouille.
Il acquiesce, le poitrail gonflé, pour répondre :
— Merci. Bref, nan, ce que je veux dire, c'est qu'il faut que tu fasses du boucan, et un sacré boucan, un truc qui fasse qu'on te voie. Je sais pas moi, comme le mec là, dont tu m'as parlé, celui qui fait des scènes politiques sur les murs.
— Je suis pas convaincue que se la jouer Banksy soit une bonne idée, tu sais, puis c'est vraiment pas mon genre. En vrai, faire des trucs comme ça, c'est un peu ridicule.
— Quoi qu'on fasse, ce sera ridicule pour une partie. T'auras toujours des gens pour te jeter de la merde au visage. Mais on s'en fiche d'eux. Nan, par contre, t'as raison, c'est pas ton style. T'es plus la reine du chaos, toi.
— Hmf, bah oui. J'ai envie d'avoir un but, dans le genre, hein, mais punaise, ça me fout la trouille, j'ai pas envie de passer une fois de plus pour un parasite. Mais d'un côté, j'ai pas envie d'être Claude non plus.
— Claude ? Tenir un bar c'est pas ce qu'il y a de plus moche.
Je ris dans ma main :
— Non, Claude Lantier. C'est un personnage de bouquin. C'est un peintre qui galère toute sa vie, et qui lutte pour réussir à se faire exposer. Il arrive une fois avec le portrait de son gamin mort, mais c'est tout. Il emporte tout le monde dans le malheur, et le type finit par se suicider.
— Ah oui, en effet, non ça donne pas envie.
— Y a aucune voie qui vaut le coup là, c'est l'impasse, je te dis.
Il s'amuse maintenant à déposer des coquillages sur le haut de ma poitrine.
— En vrai, si c'est bien réfléchi, je vois pas le souci.
Il me fait signe de ne plus bouger le visage et s'attelle à décorer mon front, et je chuchote en essayant de faire le moins de mouvements possible :
— Mouais, déjà oublie les délires à la projet Chaos, c'est impossible. On est pas assez charismatiques.
— C'est clair...
— Puis, on est que deux.
Je glousse seule, alors qu'il râle parce que je fais tomber des morceaux de sa création :
— Deux, ça suffit pour faire sauter le transformateur pas loin de l'usine.
Il éclate de rire :
— Ouais, c'est pas faux. Mais je suis pas sûr que ce soit clair, cette histoire. Ça fait plus terrorisme qu'artiste en quête de gloire.
— J'avoue, j'imagine déjà la coupure de presse : deux cassos jettent une bagnole dans un transformateur et font sauter le courant : leurs revendications, on ne les a pas comprises.
Il commente amusé, en étalant mes cheveux dans le sable :
— Attends, bouge pas, je te fais une coiffe de sirène... La voiture, c'est du génie. Par contre, ils remettraient le courant trop vite... Les gens auraient attendu que quinze pauvres minutes en pleurant qu'ils ont oublié de charger leur téléphone, et tout reviendrait à la normale...
— Moi, je ferais ça avec une rampe, pour être sûr de bien propulser la voiture.
— Moi aussi.
Et on rit comme des gosses qui prévoient leurs prochaines manigances, alors qu'il emmêle quelques mèches de mes cheveux dans des bouts de bois flotté. Il commente concentré sur sa tâche :
— Les tags, c'est nul.
J'acquiesce :
— C'est pas nul, c'est juste que la société les a absorbés, et a fait passer ça pour cool. Maintenant, quand tu tagues, t'es presque considéré comme un décorateur. De toute façon, la société finit toujours par absorber les actes de rébellion. Ça endigue le problème, c'est tout. Mais du coup, ça veut plus rien dire.
Il soupire en se levant pour apprécier son œuvre :
— On devrait faire comme t'as fait à la galerie.
Je hurle de rire :
— Je t'assure, ça t'apporte rien. Crois-moi.
— Bouge pas ! Tu vas tout casser !... De toute façon, je chie pas assez pour qu'on puisse faire un travail de grande envergure.
Je contiens mon envie de me marrer, et il attrape son téléphone pour me photographier. Il me demande de fermer les yeux, et je m'exécute. Le feu commence à me grimper sur la poitrine de savoir que je lui plais ainsi. Et il commente absorbé par les images qu'il produit :
— T'as les cheveux rouges avec cette lumière, c'est incroyable.
J'ouvre un œil en questionnant :
— Comme la bauxite de la déchetterie là ?
— Oui !
Puis il se fige, bouche entre-ouverte. Je sens que dans sa tête, tout s'active et se mélange, qu'il est en train de penser à l'impensable, et au point de départ. Je chuchote, les yeux enfoncés dans le grand plafond bleu au-dessus de moi :
— La bauxite.
Du bout des doigts, je mime le vent qui emporte cette poudre volatile quand celle-ci sèche. J'ai le plexus qui se resserre, le ciel s'approche, il est devenu dur comme de la pierre, et j'ai soudain l'impression qu'il m'écrase. Je ressens la pression sur ma poitrine, sur mon front, sur mes os, qui se fractionnent. Une voix rauque sonne à côté :
— Et ça va ?
Je grimace, en grinçant des dents :
— J'ai mangé trop de chips, je crois.
C'est faux, tout est faux.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant