Chapitre 79

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EDGAR — Elle roule, la terre craque. Son souffle, je l'entends, les grincements des suspensions aussi, puis l'asphalte qui crisse sous les pneus. Ça bourdonne, tous les frémissements, je les perçois. Chaque élément métallique couine, gratte, souffre, et je me recroqueville sur moi-même. Les ombres s'effondrent, je me sens acculé. Et qu'est-ce que j'ai mal au ventre. Dehors, rien n'a de sens : les arbres ne sont pas des arbres, les nuages ne sont pas des nuages, et la route se retourne sur elle-même.

Puis tout se met à bouger, beaucoup trop vite. Un grondement sourd et roc brise le crépuscule. C'est Satan en personne qui est venu me chercher. Je le sens. Mon corps prend de la vitesse. Soudain, je suis plaqué au siège. Une voix mélodieuse résonne dans l'air : 

« Je vais tellement me faire défoncer pour ça... » 

Je m'accroche à ce qui vient devant moi, une poignée, un siège, un tableau de bord. J'ai pas de chaussettes, ça me gratte les pieds. Autour de moi, les arbres deviennent vaporeux, le ciel s'est fait la malle, et l'horizon... quel horizon ?


J'aimerais savoir où je vais, avec qui, pourquoi. Un nouveau craquement fend l'air. Une main enclenche une vitesse. L'autre serre le volant. Je me redresse, avant de m'effondrer de l'autre côté. Sur le compteur numérique, je vois les chiffres qui sautent : 150, 153, 165, 177. Si j'étais cette bagnole, moi aussi je rêverais que de ça depuis qu'on m'a fourré ce genre de moteur dans le gosier. Je gronderais aussi férocement et je me mettrais à avaler l'asphalte comme mon café quand je dors pas. Mais je suis pas cette voiture, non, je suis un cloporte qui se fait propulser dans une boîte en métal, à vive allure sur une bande grise.

Celle qui conduit, je vois même pas son visage, seulement ses cheveux en bataille, des bourres de nœuds plein le crâne qui lui font comme des flammes au-dessus de la tête. Peut-être aussi un bout de lèvres un peu retroussées. J'en sais rien en vrai. Tout s'efface autour de moi avec des traînées de météores. Les chiffres, eux, ont encore gonflé et dépassent les 200. Ça y est, je pars, je décolle. Je suis dans un avion à réaction, qui va m'envoyer tout droit dans un trou noir. À tout ça, je n'y imagine qu'une fin macabre : des corps qui fusionneraient avec du métal, des bouts de cerveau qui s'enrouleraient sur des durites, de la bouillie, de la chair, des os trempant dans de l'essence en feu. Des explosions comme dans les films d'action. Puis des cercueils ensuite, mais il y aurait pas grand-chose à balancer dedans, deux steaks hachés, peut-être avec des drapeaux dessus et écrit « Loser » en lettres capitales.

Puis, ma tête frappe de l'autre côté, et dans un éclat, je vois qu'on déboîte pour foutre la pâtée à une voiture. On l'a frôlée de si près que j'aurais pu entendre les atomes des rétroviseurs se croiser et hurler face à l'horreur d'une future collision. À côté, ça gueule : « Enculé ! » et tout le reste, avec en bonus un doigt d'honneur balancé dans le rétro central.

J'ai pas de mots au bord des lèvres, rien à dire. J'ai pas de rébellion à faire, je ressens juste une peur grandissante. Surtout quand je remarque que les rambardes de sécurité perdent leurs boulons dans la vitesse. Ça devient des lames aiguisées qui pourraient me décapiter. L'idée de ma tête détachée de mon corps m'emmerde, et mon sang se met à bouillir dans mes veines.

Puis j'entends un son métallique. Une bande noire sur son ventre, à elle, se défait. Sa ceinture, non ? Peut-être. Et la voix résonne de nouveau dans l'air, sans insulte cette fois, mais hachée : 

— Tu crois que je pourrais le faire, hein ? 

Faire quoi ? C'est quoi le plan là ? J'en ai foutrement aucune idée. Tout ce que je crois, c'est que je vais pas tarder à y passer. Et des éclairs de raison commencent à s'affoler en moi : 

— Tu sais que je touche le fond ! 

J'arrive à me redresser, à me pencher en avant, et je peux voir son profil. Elle grignote sa lèvre inférieure, et ferme les paupières. Je tourne la tête, et la voiture chavire. C'est immédiat et ça se fracasse sous mon plexus, j'arrête de respirer, alors qu'elle braille : 

— J'ai plus personne ! Personne veut de moi ! J'comprends pas pourquoi je suis persona non grata ! 

Les joues rougies, elle lâche un râle du fond de la gorge, qui mute en pleurs compulsifs. Sa tristesse, si visible pour une fois, me flingue à bout portant. Elle me fait ravaler toute la salive de ma bouche, et bouscule chaque particule de mon organisme. Mon corps, soudain, se relance, comme s'il venait d'être nourri. Et dans un gémissement infâme, Elisabeth conclut : 

— J'en ai marre ! Marre ! Je voulais tellement...


Je braille en voyant le ravin se rapprocher, et saisis le volant pour redresser la trajectoire. Je tiens des deux mains la direction, et elle ralentit instinctivement avant de se rattacher. J'aboie comme je l'ai jamais fait : 

— Putain ! Mais pas de Fight Club ! MERDE !


J'ai envie de la pourrir, de l'étrangler sur place, et de lui faire une morale de dingue, en lui expliquant en 36 points pourquoi ça lui irait pas, la mort. La mienne, à la rigueur. Mais la sienne, à quoi bon ! Quelle perte ! Puis quoi encore ! Elle acquiesce avec la mine basse d'une petite fille grondée. Moi, je reste tétanisé, les doigts plantés dans le cuir du siège. Une rage de malade au fond des tripes, et elle ne dit plus rien, elle n'ose pas. Surtout avec ma tronche de six pieds de long bien en pétard. Elle finit même par faire demi-tour pour repartir en direction du village.

Sur la route, avec la bonne vitesse au compteur, je réussis à me détendre, et même me ramollir. J'ai plus envie de la pourrir, mais de m'excuser, d'implorer son pardon. Mais j'ai pas envie de parler finalement. J'ai l'étrange impression d'avoir survécu à quelque chose, et je me mets même à rêvasser en suivant la lune des yeux, alors qu'Elisabeth conduit sans accroc, et sans faire entendre sa voix.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant