Chapitre 63

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ELISABETH — Des paroles qui restent suspendues, il y en a, et celle-là en fait partie, même après avoir bu, fumé, parlé d'autres sujets, passé en revue ces choses que Ben trouve drôles, rien ne change, c'est comme si je n'avais jamais quitté cette histoire.
Et à force, Ben a fini par s'endormir, ivre mort, sur le canapé. Je pourrais demeurer là, attendre que le soleil se lève, continuer de fixer ce lustre, ou cette commode ancienne couverte de poussière, ou rentrer chez moi, mais je suis bloquée, assise là. Des bribes de scènes se tissent dans mon esprit et s'effilochent aussitôt, et je n'arrive plus à bouger aucun membre. Il y a aussi cette haine, ce drôle de sentiment que certaines choses ne sont pas justes, que le malheur semble s'agglomérer sur certains êtres et pas d'autres, comme un parasite qui se multiplie à volonté sur la chair de certains.

C'est quand dans le couloir, des portes se mettent à claquer et des pas dansent sur le bois, que ma fixette s'échappe un peu, et je me lève. Je me mets à zoner dans le corridor, peut-être à la recherche de n'importe quel stimulus qui me ferait oublier le désert que je traverse maintenant.

Au fond, derrière une porte mal fermée, des bruits étouffés nagent dans l'air, et je la pousse du bout du pied. Un rayon de lumière de la pleine lune frappe sur une couette mouvante. Je plisse les yeux pour mieux voir, et une bête humaine à deux têtes s'active, s'enlace, grogne et exulte. Je reste sans voix, tout mon être se tétanise. J'ai du mal à savoir si je ressens du dégoût ou de la fascination pour ces chairs qui s'embrasent, ces ongles qui crissent sur les draps, ces râles qui chantent la satisfaction d'un corps féminin et masculin en émoi, et ces sexes qui s'entremêlent.

Mais je fais un pas en arrière, le parquet grince, et les deux têtes, telles des radars, se tournent vers moi. Nos regards se croisent, le temps s'enraye un instant, puis Pomme lâche un hurlement aigu. Fabien saute du lit. Il est nu à quelques mètres de moi, en érection, le visage déformé. Je m'enfuis en courant. J'attrape mon sac alors que Ben est toujours vautré, endormi, sur le canapé.

Une fois dehors, je me précipite dans ma voiture. Au moment où je mets le contact, la portière passager s'ouvre, et une ombre s'engouffre dans l'habitacle, puis une main s'accroche à mon volant. Fabien, les yeux presque révulsés, en caleçon cette fois, la bouche tordue, est à deux doigts d'hurler. Il siffle entre ses dents :

« T'as vu quoi, hein ! »

J'attrape son poignet et essaie de le détacher de mon volant, mais il force comme un dément :

« Lâche ! Sinon, j'te cogne ! »

Il me saisit par l'épaule, enfonce ses doigts dans ma chair, et se met à crier, toutes dents dehors :

« T'AS VU QUOI, SALOPE ! »

J'ai des spasmes dans le ventre, mais je ne me démonte pas, surtout pas face à une sale enflure dans son genre. Je rapproche mon visage de lui :

« À ton avis ! J't'ai vu en train de la sauter, comme le pauvre type profiteur que t'es ! Puis après, j'ai vu ta petite bite ! »

Sa main, qui tenait le volant, attrape mon autre épaule, et il se met à me secouer comme un prunier.

« T'as rien compris ! MERDE ! T'as rien compris ! »

Ma tête heurte à plusieurs reprises la vitre, et je gueule, en lui postillonnant dessus :

« Lâche-moi, putain de merde ! »

J'essaie de me dégager, alors que la lune nous crache sa lumière à la gueule. Il arrête enfin, et sur son visage, des larmes traversent ses joues :

« Putain ! C'est elle qui vient à chaque fois, dès que ça va pas avec l'autre dégénéré ! Je fais quoi, moi ? HEIN ! Je fais quoi ! »

J'ai presque l'impression que sa bouche, aussi près qu'elle est, va m'avaler.

« Tu refuses, espèce de connard ! »

Il me plaque plus fort contre la portière, prêt à me grimper dessus. Je sens ses mains chercher mon cou. Les veines de son front gonflent comme jamais, et il déclare :

« ET SI JE L'AIME ! »

Je n'en ai rien à foutre de ses justifications. J'arrive à me courber en avant et lui mords l'avant-bras de toutes mes forces, au point d'en avoir du sang plein les lèvres. Il me repousse en beuglant, et au même moment, la portière passagère se rouvre. Des bras essaient de tirer Fabien en arrière. Je reconnais cette manucure vert anis et les sanglots aigus qui se mettent à remplir l'habitacle. La voix hachée de Pomme se fait entendre :

« Fabien, arrête ! »

J'arrive à me dégager complètement de lui, en sortant un pied de la cabine pour lui expédier un coup dans le ventre dans une gymnastique douloureuse. Les deux se retrouvent expulsés de l'habitacle, et aussi vite, je tourne la clé dans le contact, en criant à m'époumoner :

« BANDE DE BARJOTS ! GROS BARJOTS ! »

J'accélère à fond, ce qui fait crisser les graviers et claquer la portière passagère. Je pars en trombe. Je rejoins la départementale à toute vitesse en étouffant un sanglot.

Je glisse sur la route, je glisse et mon cœur palpite de plus belle. Un oiseau vaporeux perce à coups de bec mon plexus avec plus de hargne, les lampadaires qui parsèment les terre-pleins se mettent à faire les stroboscopes, et la départementale ondule. Je serre plus fort le volant.

Chacune de mes mains me paraît être à mille lieues de moi, mes doigts s'engourdissent, mon souffle s'hachure, mais j'accélère, en crachant un sanglot nerveux. Et la route se tord. J'essaie de la suivre, tant bien que mal, même si les ombres de la nuit s'amplifient et l'engloutissent. Je ne me sens plus ancrée au monde, je me suis décrochée de tout ça, je plane au-dessus du vide, comme si j'étais propulsée hors de mon corps, loin, loin de tout.

Soudain, une bête déboule devant mes phares, non, une chimère, une créature mutante. Je lui distingue six pattes et quatre yeux qui me fixent avant de se démultiplier, et la bouche, elle, claque. Je ressens, à travers le métal, une morsure glacée, et j'ouvre grand les paupières. Je prends un choc terrible dans les côtes, et je donne un coup de volant.

Où est la route ? Nulle part.

Les arbres défilent comme les lumières d'un tunnel. J'appuie violemment sur le frein.

Dans l'espace, le goudron, le gris, les lignes blanches, tout ça se mélange, les pins sont devenus du bitume, l'asphalte s'est enroulé dans le ciel, et le gravier, la terre, c'est partout qu'il y en a. Jusqu'à ce que tout se fige, dans le silence.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant