Chapitre 74

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ELISABETH — J'aurais dû lui péter les chicots, une à une, lui faire manger le tonneau, le verre, la banquette, et même Steve s'il le fallait.

Cette colère gronde en moi, plus terrifiante que jamais. Entre la gifle de mon père et maintenant ça, c'est toute la terre qui me chie ouvertement à la gueule.

Moi, comme personne, je n'ai pas demandé à vivre. Je suis là, un point, c'est tout. J'ai été livrée un jour, et ça, sans mode d'emploi pour monter mon existence. Et là, c'est tous les autres qui se permettent de juger chacun de mes pas. Quand je recompose les faits dans mon esprit, je me rends compte que l'univers désire que je sois soumise, que j'écoute et j'obéisse, que je regarde l'asphalte au lieu de l'horizon, alors que c'est le monde dans sa globalité que je voudrais voir.

Je ferme les paupières, j'essaye de refouler ça, je souris dans le vide. J'aimerais faire croire que je suis heureuse, pour que ça déborde, et qu'à force, ce mensonge se transforme en réalité. Mais je sens que je suis rongée, que la colère devient plus puissante que tout autre sentiment, et je danse encore, je tournoie sur moi-même, la sueur des uns et des autres me colle au visage, mélangée au vin rouge. J'ai mal aux chevilles, aux genoux, aux pieds, mon être est au bord du fil, il tangue dangereusement vers un final, et pourtant je continue, comme une automate. J'ai que ça à faire, j'ai plus envie de parler, plus envie de lutter, plus envie de vivre comme ça, j'ai juste besoin que quelque chose en moi se débloque — ou crève.

Et des doigts se glissent sur mes épaules, un corps s'effondre sur moi. J'arme le coup, prête à expédier un poing dévastateur dans la gueule de celui qui me prend pour un meuble, et quand je me tourne, je reconnais Edgar. Je me ravise immédiatement. Lui, il glousse, avant de tanguer, et je sautille sur place pour l'entraîner avec moi dans cette sorte de communion insensée pour calmer les esprits aux vies de merde.

Mains dans les mains, c'est une danse anarchique. Edgar a clos les paupières, c'est comme s'il inspirait la musique, il chancelle en rythme, et dans ses doigts, entre mes phalanges, je sens les pulsations qui entrent dans mes tympans. Lui, se désarticule, explose de rire, se tord, avant d'onduler étrangement, ses cheveux noirs en vrac s'envolent quand il secoue la tête comme un dément en ouvrant grand la bouche. Parfois, il tente des mouvements plus audacieux et j'essaye de le suivre, sans savoir vraiment ce qu'il cherche à faire. Je me plie dans tous les sens, et je me laisse entraîner, en glissant mes mains sur ses épaules, je l'attire pour qu'il se penche en avant, et je colle mon front contre le sien, la sueur de nos peaux se mélange, et j'observe nos bassins qui s'enlisent dans la musique, sous les spots qui éclatent de mille feux colorés, et marquent ses joues.

Le son devient plus lourd, je perds le nord et le sud, l'ecstasy me monte dans les tempes, je suffoque, et c'est tout mon cœur qui retentit dans mes veines, et crache un jus bouillant à tout mon être. Des détails au ralenti me sautent au visage : un grain de beauté sur une paupière, sa glotte qui avale, cette canine qui manque quand il entrouvre la bouche en lançant la tête en arrière, un jet de lumière orange qui traverse ses iris foncés, cette bosse sur ce nez.

C'est mon plexus qui commence à résonner, ma gorge s'assèche, mes lèvres craquent, et finalement se fracassent contre d'autres. Je fuis ce contact comme si je venais de frôler de l'acide, mes dents se frottent contre une chair glacée, et mon corps tout entier entre en contact avec un autre, pour se souder sur lui. Je me mange sans vraiment le comprendre, des centaines de kilomètres pris avec un train, la vague me submerge, et mes incisives en croisent d'autres, je fouille sa bouche, ou alors c'est sa langue qui fouille la mienne, et je prends des jets d'extase. Je me consume sur place, pendant qu'une main passe dans mes cheveux pour amplifier le baiser.

Je lâche un râle étouffé, avant de regagner ses lèvres comme une affamée. J'en ai honte, mais à la fois, sérieusement, je m'en fiche. J'ai besoin de ça. Je veux sentir ce nez massif broyer le mien, mon ventre éclater, et je colle de plus belle mon bassin, au point que ses hanches aiguisées me fassent souffrir.

La musique, je ne l'écoute plus, j'ai sûrement arrêté de danser, mes doigts glissent dans la sueur de son dos, et j'ai le tournis, j'essaye d'ouvrir les yeux, mais je suis perdue dans la nuit, une nausée se met à me percer les boyaux, l'horizon devant moi se fracture, et mon plexus s'écrase sur lui-même. Je le serre plus dans mes bras, j'aimerais qu'il me caresse la tête, et me dise que tout va bien, que tout ira bien, mais je sais que c'est seulement une folie passagère de plus, une extravagance dévastatrice de ma part, qui explosera encore en vol. C'est toujours comme ça avec moi, pourquoi ça changerait maintenant. L'angoisse me pétrit la gorge, et je me détache de ses lèvres, je m'enfuis dans son cou, un instant, mais le sol devient friable, je me vois tomber dans un gouffre, c'est soudain et brutal et tout mon être se déchire.

J'ai pas envie de me sentir minable une fois de plus, et je me recule. Je me sens déjà basculer sans appui. Lui, il m'observe en penchant la tête sur le côté, les sourcils froncés et l'air hagard, et sans réfléchir, je déguerpis en vitesse. Je traverse la cohue en rentrant dans les uns et les autres, sans vraiment comprendre où je vais. J'entends en écho mon prénom au loin. Mes jambes, je ne sais même pas comment elles font pour encore me porter, et c'est quand la foule se dissipe que je tombe à genoux pour me mettre à gerber tout le vin que j'avais réussi à me caler dans le ventre. Je repeins l'intégralité du trottoir — dire que j'ai toujours pensé que les gens qui vomissaient à même la rue étaient des crasseux.

Et qu'est-ce que je dégobille, c'est comme si je me transformais en fleuve, et les larmes viennent contribuer à ce que tous les liquides de mon corps m'abandonnent là, entre les passants qui m'évitent et m'ignorent. Je m'affaisse, j'ai presque le nez collé au béton. Mes genoux nus, eux, trempent dans le vomi. C'est la misère, le point de non-retour, il est là, sur un bout de trottoir craquelé.

J'entends plus vraiment ce qui se passe autour de moi, et j'arrête de dégueuler. Maintenant, je sens une griffure glacée sur ma tempe, sans savoir si je suis encore là, c'est sans aucun doute la fin des temps aujourd'hui. Pourtant, je me sens soulevée, des mains me calment sur des épaules, entre mes doigts je crois discerner des cous. Je n'arrive plus à écouter mes pensées, c'est flou, peut-être que c'est les flics qui vont me mettre en dégrisement, mais la raison qui hurle encore un peu me fait signe qu'elle perçoit la voix d'Edgar et de Ben, mais finalement, ça aussi ça pue du cul.

Je me sens allongée, le sol est douillet, pourtant il bouge, et tourbillonne sur lui-même. J'ai envie de vomir à nouveau, et je me tourne pour dégueuler ce qui me reste dans l'estomac, puis de nouveau on me déplace, les choses sont de plus en plus loin de moi, je crois que mon père crie.


PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant