Chapitre 84

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Aujourd'hui, Dans leur Caravane,

EDGAR — Allongé sur le lit, Elisabeth m'écoute jouer. Combien de fois, par jour, je joue pour elle. Peut-être une dizaine de fois. Dès le matin, jusqu'au lendemain. Autant qu'elle le veut. Cette fille, elle s'est greffée à moi, ou moi à elle, et quand je l'entends encore glousser seule derrière moi, je souris à mon synthétiseur.

Dès les premiers temps où je me réveillais à côté d'elle, je pensais qu'elle partirait, que c'était juste l'histoire d'un moment d'égarement. Pourtant, ni elle ni moi n'avons voulu retrouver la sortie du labyrinthe, au point d'aller récupérer ses affaires chez son père quand celui-ci était absent.

Oui, elle vit avec moi, et ça depuis plusieurs semaines. Ouais, et ce que je découvre sur cet être me fait me souder plus profondément à elle, et j'en fais des listes mentales de tout ça.
Elisabeth, ce qu'elle aime, c'est contempler le temps passer, souvent assise sur une chaise en plein milieu de la caravane. Elle suit la lumière des yeux, et de temps en temps lève la main pour voir la poussière se poser dans sa paume. Elisabeth, c'est le genre qui a un appétit d'ogre et qui se ressert jusqu'à ce que les plats soient vides, ou qu'elle en soit malade. Elisabeth renifle ses chaussettes le matin, pour trouver celles qui sont propres, tout ça pour finalement se promener en culotte toute la journée, même dehors. Résultat : elle est toute bronzée, sauf des fesses, mais c'est drôle de la croire encore en sous-vêtements quand elle est nue.

Elisabeth, c'est la personne la plus bordélique que je connaisse, et c'est bien, vu que moi aussi. Mais parfois, elle rêve tellement qu'elle sème ses affaires sans s'en rendre compte. D'ailleurs, je retrouve souvent son téléphone dans le frigo, ou ses carnets dans la salle de bain. Elisabeth, ce qu'elle aime aussi, c'est ne pas se prendre la tête avec tout ce qu'elle considère comme futile. Décider de ce qu'on fera dans une heure, ça ne l'intéresse pas. Elle dit toujours que plus on se pose de questions pratiques, plus on pollue notre espace mental, et moins on réfléchit à ce qui est bon et beau. Elisabeth est une sorte de philosophe de la flemme. Elle théorise sur tout, même sur les motifs des élastiques de caleçons.

Elisabeth dit aussi tout le temps qu'elle n'est pas née pour qu'on choisisse pour elle, sinon elle serait née vache. Elle dit que les gens comme elle, c'est utile, ça fait sauter la population sur une chaise et hurler, ça nourrit les débats.

Avec Elisabeth, la vie, c'est pas ce qu'on m'a vendu, c'est pas comme dans les films, c'est comme ça nulle part en fait, mais c'est chouette, ça me plaît. Ça me plaît parce qu'on est plus qu'entre nous. Le village, on y fout les pieds qu'en cas d'extrême nécessité. Elisabeth est même persuadée qu'elle et moi, on est devenus le sujet principal du bar. Elle pense qu'on se fait surnommer : le brisé et la folle.

On prend nos habitudes aussi. Les journées ici commencent à quatorze heures, et finissent dans certains cas à six heures du matin, ponctuées de quelques siestes au milieu. Le soir, parfois, on danse comme des dingues, la musique à fond, au point de faire trembler les murs. On se raconte aussi nos secrets, et nos moments de merde à la lumière de nos téléphones. On fait défiler nos vies ainsi, comme une thérapie en version low-cost, avec de la cocaïne en plus.

D'ailleurs, au sujet de la drogue, c'est vrai que la première semaine on a largement déconné. Elle était sans limite et moi non plus. Jusqu'au jour où j'étais à deux doigts de l'overdose. Du coup, c'est elle — la plus raisonnable de nous deux — qui gère ça, et c'est le feu. Parce que je peux enfin m'en mettre plein le pif librement, et de manière surveillée. Pour moi, c'est une sorte de rêve éveillé.

En plus de ça, elle nourrit mon désir, elle le mène à la baguette, elle me fait découvrir un monde de sens, de voluptés et de déconnade. Avec elle, plus rien n'est sérieux, on rit du monde à gorge déployée, en se pavanant. On est tout ce que les gens détestent, ce que la société méprise. On est des parasites. On s'est collés sur un rocher et on le domine, même si notre caillou ressemble plus à un tas de merde.

Bien sûr, tout ça ne guérit pas mes crises, je continue de les subir, peut-être plus modérément, mais toujours aussi violemment. Mais avec Elisabeth dans les pattes, c'est plus pareil. J'ai pas envie de lui cacher, j'ai pas besoin de lui cacher. Elle, elle ne se risque jamais à appeler ma mère comme l'a fait Pomme, à chaque fois, pour que je finisse aux urgences ou chez le psy. Non, elle gère les choses à sa manière. Souvent, ça se termine dans la douche, avec une douche glacée, tous les deux assis par terre, moi enseveli dans ses bras, jusqu'à l'hypothermie, jusqu'à ce que tout mon corps devienne une banquise, que mes lèvres bleuissent, que mon cerveau ait du mal à aligner deux mots. Et à chaque fois, la machine se relance. Alors, elle me sèche, et me tapisse de toutes les couvertures de la caravane et me couche. Elle, encore tremblante, me sert généralement un café brûlant, et je m'endors comme ça, bercé sur ses jambes, avec ses doigts emmêlés dans mes cheveux. Calme.

Par contre, je suis pas le seul à subir mon calvaire, elle aussi. Et le sien est plus inquiétant, car il empire. Chaque fois qu'elle tente d'envoyer un dossier dans n'importe quelle galerie possible, même au fin fond du pays, elle se heurte à des refus. Chaque nouveau refus crée en elle un effet de dévastation terrifiant. Je dois à chaque fois la sortir de la caravane et l'éloigner de la terrasse qu'elle a transformée en atelier d'été, de peur qu'elle foute le feu à tout son travail, et moi y compris, car je deviens automatiquement l'homme à abattre quand je l'empêche d'accomplir ce qu'elle décrit comme "nécessaire pour la société".

Je me demande souvent si elle me voit comme son oppresseur à ce moment-là. J'ai beau chercher des solutions, aucune ne me paraît être la bonne. Je connais rien à ce milieu, tout ce que je sais, c'est qu'elle a besoin de faire du bruit, de secouer la trame de l'univers. Et comme j'ai pas cette envie-là, je trouve aucune solution. Ça me rend dingue de pas trouver, surtout quand elle dit qu'on est incomplets dans l'état actuel des choses. Elle a pas tort et je le sais, même si je veux me mentir à moi-même et me dire que si. Ce qui m'effraie le plus, c'est que parfois, je trouve qu'Elisabeth se met dans des états de violence tels qu'elle ne semble plus vraiment là. Elle paraît loin, si loin, et j'ai peur qu'un jour, elle ne revienne pas de là-bas.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant