Chapitre 90

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Dans leur Caravane,

EDGAR — J'entends d'ici ses jambes claquer, elle mâchouille son pouce, elle est presque prête à le dépecer tout entier, à s'en ronger les os des phalanges ensuite, et elle reste assise à la table de la caravane, pendue à la vitre, à fixer ce ciel, dans l'espoir que le soleil se lève. J'ai l'impression que je n'ai pas perçu sa voix depuis une éternité. Les seuls mouvements que je discerne, ce sont ses tics qui secouent par à-coups ses lèvres, dès qu'elle consulte son téléphone en attente d'un signe. Mais de quel signe ? Parfois, elle ferme les yeux longuement, et quand elle les rouvre, ses rétines s'activent dans tous les sens, comme si elle était à la recherche de quelque chose.
Je suis éreinté et je crois qu'elle l'est aussi, je le vois sous ses yeux, je le remarque à son teint plus blanc que d'habitude, perlé de quelques taches de bauxite sous la mâchoire, et je ne veux pas la laisser ainsi, je veux voir le soleil recolorer sa peau. J'attrape mon casque et lui tends celui qu'on lui a acheté. Elle m'interroge du regard, et je réponds :
— On ne va pas attendre comme des cloportes sous un caillou.
Je sais que mes métaphores lui plaisent, que mes réflexions, elle les adore. Elle le dit tout le temps, et là, dans ce cas présent, ça lui arrache un sourire.
— On va faire un tour.
C'est généralement sacrément classe de lancer ça à une fille, surtout avec un deux-roues, même si le deux-roues en question est un scooter prêt à mourir à chaque intersection.
Elle se lève, je pose mon téléphone sur la table en annonçant :
— On laisse ça là, pas besoin de se ruiner la tête.
Elle acquiesce, en abandonnant le sien à côté du mien.
Dehors, je grimpe sur ma machine et la démarre, elle monte dessus, toujours de cette manière instable. Maintenant, sur la départementale, je zigzague sur la route, je sais que ça la fait un peu crier, mais surtout en faisant ça, elle s'accroche plus fort à moi, et j'aime ça, son contact, c'est ce qui me fait tenir dans cette situation. Parce que moi aussi, j'accuse le coup, j'ai la flippe qui me ronge les os, mais je garde mon cap. C'est moi qui ai tout fait pour qu'on réalise ce grand délire, c'est moi qui lui ai cassé les bonbons, et je dois assumer, même si j'ai envie de me planquer sous mes draps et de boire une flopée de mes larmes.
Là où je la conduis, c'est encore un endroit extraordinaire, un coin que je ne lui ai jamais montré, que je conservais pour un moment de romance, même si là, ça servira plutôt de catalyseur à émotion. Arrivés sur les lieux, je fais un écart pour passer entre le portail à moitié effondré et un mur de pierre. Je sens qu'elle fixe le panneau : « Interdit d'Entrée, Danger de mort », que moi je lis : « Allez-y, c'est dément. » Je m'engage sur les gravillons, ça nous fait un peu sauter dans tous les sens, et je monte la côte, jusqu'à me stopper en haut du promontoire.
Elle descend, et je l'aide à enlever son casque. C'est toujours marrant de la voir avec la marque du plastique sur le front, supplément rougissement qui la transforme en jolie tomate.
Elle contemple, ébahie, la carrière dans un état d'abandon certain. Certaines machines ont l'air de s'être arrêtées en plein mouvement, ouvrant à l'infini la terre comme une noisette. Je n'ai pas choisi cet endroit pour rien. D'ici, tout en haut, au loin, une nappe de points jaunes clignote. C'est Marseille tout entière qui nous fait des centaines de clins d'œil furtifs.
Je rejoins Élisabeth déjà au bord du précipice, découpé en strates. Elle n'a jamais peur de rien elle. Ça ne la dérangerait pas de chuter et de se retrouver un étage plus bas, sur la plateforme du dessous, qui est très clairement en train de s'effondrer. Je me penche en avant, pour mieux voir le mille-feuille, mais surtout, les tonnes de bagnoles qui gisent au fond de la brèche. En même temps, quoi de mieux pour foutre toutes les conneries de la terre qu'un gros trou. Je me demande combien de voitures là-dedans sont déclarées à l'assurance, volées, et ça me donne une idée pour un futur sans sous, où je pourrais aussi faire des arnaques à l'assurance.
Mais pour quel après ?
Tout ça me file le vertige, je m'assieds en commentant :
— D'ici, on va pouvoir voir la réaction des gens.
Élisabeth se tourne, un air curieux sur la figure, avant de comprendre ma blague idiote et de souffler par le nez en se laissant tomber à côté de moi. Nos pieds battent à l'unisson dans le vide, je me demande si c'est les mêmes notes, ou si, tout du moins, elles s'accordent. C'est vrai, ça, et je me perds dans mes pensées : et si tout ça, notre action, c'était qu'un pet mouillé ?
Est-ce qu'elle resterait avec moi ?
Contre moi ?
Elle, Élisabeth, c'est pas le genre de fille à attendre, elle a toujours les poings en avant. Elle a raison, Audrey, c'est une mission divine qui l'anime. Élisabeth, elle a pas besoin de quelqu'un comme moi, elle peut avoir tout le monde, mais je ne suis pas sûr qu'elle veuille grand monde. Moi, c'est l'inverse, je ne veux personne, sauf elle. Depuis qu'elle est là, mes soupirs ont changé de mélodie, mon univers s'est renversé, c'est un peu le ciel que je foule, devant moi, et plus un chemin tortueux, c'est paisible, et pourtant, c'est aussi un grand bordel. J'ai l'impression de souffrir plus, je subis la possibilité qu'un jour, tout se casse la gueule, que sur l'emballage, en fait, il y ait une date de péremption, un moment fatidique où elle s'effacera sans un sourire.
Peut-être qu'elle sent que dans ma caboche, ça saigne, et elle se colle à mon épaule, en observant le paysage se faire rallumer par le soleil qu'on ne voit pas encore pointer. Je remue la truffe dans ses cheveux, je nage dans l'amande douce, des tonnes d'amande douce, du chocolat, du sucre, à m'en bousiller le foie. J'aime pas croire en la destinée ou des choses comme ça, mais pourtant j'imagine que le bonheur, ça se paye. Alors, maintenant, allez savoir si je l'ai déjà payé, ou si je vais le payer.
Mais j'ai pas envie de le payer, non, parce qu'Élisabeth, elle me donne le vertige, avec elle je suis sans cesse dans un manège à sensations fortes, et j'ai jamais envie que ça s'arrête, je veux crier au type qui actionne les manettes qu'il me fasse encore valser, plus vite, toujours plus vite, je veux perdre les sens, je veux avoir du mal à respirer, et tourner avec elle.
Et quand l'astre s'éveille doucement, le monde bascule dans le rouge et le rose, c'est comme vivre dans de la barbe à papa, c'est même un peu romantique, et il y a de quoi, c'est un lever de soleil ! Pourtant, je la sens se crisper plus, et je me redresse, pour mieux emballer mon bras autour d'elle. Puis, j'ai une idée qui est bonne. Je tends mes deux indexs devant nous, et j'en active un :
— Oh ! Mais ! Qu'est-ce que c'est ! — je peaufine ma voix d'ignare, en lendemain de cuite — Mais ? PIERO ! VIENS VOIR ÇA ! — c'est maintenant mon autre index qui gesticule — Tout ce rouge ?
Elle range mes doigts, en serrant mes mains dans les siennes sans esquisser un gloussement. Son visage se déforme, avant qu'elle commente :
— Là-bas, ça grouille. Tous ces gens, en vrai, ils n'ont rien vu.
Je fronce les sourcils en observant cette ville qui s'est débarrassée de ses lucioles. C'est vrai que moi aussi, je les imagine très bien faire, ces gens, marcher droit devant eux, sans un regard pour ce qui traîne autour. Je finis par hausser les épaules et tente de dédramatiser :
— Et alors ? On s'est éclaté, nan ? Même si on a perdu 10 ans de temps de vie.
Elle hoche la tête timidement :
— Ouais. Bien sûr.
— Moi, ça m'a donné l'impression d'être utile, de faire un truc qui me rendait vivant.
— Si c'est ça qu'il nous faut, on est mal barré. Je me demande parfois si j'aurais pas aimé être comme Pomme, ou Ben, voir les choses sous un angle plus apaisé.
— Et t'es pas comme ça. Parfois, je me demande si tout le monde autour de moi est un robot, et qu'en vrai, je suis vraiment tout seul, comme dans une sorte de jeu. Mais je sais que c'est pas vrai.
— Tu crois que moi, je suis un robot ?
— Tu peux pas être un robot, toi. Ou alors le programmeur a chié sur le code.
Elle glousse un instant, avant de se voiler de nouveau, en observant le vide.
— Des fois, j'ai envie de disparaître.
— Moi aussi, et je le fais pas.
Elle hoche la tête, en ponctuant :
— Ça risque de faire mal.
— Ouais.
— En même temps, imagine tu te loupes.
J'imite lâchement un corps qui se secoue dans tous les sens, et elle serre les dents. J'ai plus de réponse de sa part, et quand je me tourne, elle se frotte les yeux, ils rougeoient, et des larmes s'accumulent sur ses cernes avant de plonger maladroitement sous sa mâchoire. Elle suce sa lèvre inférieure, ravale sa salive, et en fin de compte, elle souffre de la plus intense des façons, elle subit son existence dans le plus beau des drames, dans le plus beau des échecs, parce que je veux croire que ses échecs sont beaux, car ils prouvent qu'elle essaie, qu'elle remue les mains pour appeler les autres, qu'elle joue le grand jeu de notre humanité. Et chacune des larmes qui s'ose à nettoyer la crasse de ses joues vient percer mon plexus.
Le sentiment d'effondrement dans mon être est proche, je veux pas de sa douleur, et je m'agenouille devant elle, pour lui relever son visage. Ses yeux me fuient, et je la bouscule du bout du nez pour avoir le droit de goûter ses lèvres. Je repousse ses cheveux en arrière, pour voir tout entier son visage dans mes yeux mi-clos. Elle s'emballe autour de mes épaules, et me serre, ah, qu'est-ce qu'elle me serre, au point de me rendre prisonnier de son corps.
Je la laisse faire, j'ai pas vraiment la tête à ça, mais en soi, je peux pas lui refuser, j'ai pas envie de lui refuser, parce que ça me titille aussi finalement. Elle fouille mon treillis, comme elle sait si bien le faire.
Faire l'amour en plein air, c'est pas ce qu'il y a de plus confortable, pourtant qu'est-ce que c'est vivifiant — même si j'aimerais être de ceux qui font les marioles et soulèvent la fille pour la plaquer contre un mur, et la pourfendre, mais je m'envolerais comme une brindille. Dans ce cas, c'est moi le problème, hein, pas elle.
Par contre, j'adore avoir le pénis à l'air, ça lui fait du bien de sentir la brise fraîche lui chatouiller le dessus de la tête, surtout quand celui-ci se fait pétrir par deux mains expérimentées dans l'art de la branlette sauvage. Tout ça me fait valser le cœur dans une centrifugeuse, et après une gymnastique foireuse pour lui retirer son jean et sa culotte, je me vautre sur elle, pour la prendre en missionnaire, au bord du gouffre. J'ai un peu la trouille sur cette plateforme, je me dis qu'on aurait l'air bien malin si on chutait. On giserait le cul nu au milieu des bagnoles rouillées, mais au moins, les flics n'auraient pas à enquêter pour savoir ce qu'on a fichu, bien que quand ils retraceront nos dernières 24 heures, ils se feraient de sacrées barres de rire.
À vrai dire, cette tension me plaît, je me sens comme le roi du pétrole, le type invincible, qui a toutes les cartes en main. J'ai fait des dingueries et en plus, j'ai la nana de mes rêves, que demande le peuple ?
Mais c'est vrai que cette partie de jambes en l'air a un goût différent des autres. Élisabeth est accrochée à mon corps, et ondule en douceur, sans faire de folie, alors qu'habituellement, elle est du genre à gérer, à se tortiller dans tous les sens et à hurler à la mort. Puis, elle a planqué son visage dans mon cou, mais normalement, c'est plutôt yeux dans les yeux, le premier qui détourne le regard risque de se prendre un coup de dent acéré. C'est bête à dire mais : j'aime quand elle me fait mal. J'aime ça parce que ça empêche mes pensées de tourbillonner, de lancer des souvenirs putrides, de réveiller des conneries du fin fond de mon cerveau, non, ça me garde alerte. Un jour, elle m'arrachera le cuir, et j'en serai content.
Maintenant, elle se met à sucer la peau de mon cou en repoussant mes lunettes, ça aussi, c'est inhabituel. Soudain elle ressemble plus à une créature craintive, qu'à cette fille qu'a peur de rien. Moi, à l'aveugle, je tente quand même des trucs, je suis du bout des dents les muscles contractés qui lui tombent sur l'épaule en dégageant son débardeur. Tout ça, chez elle, c'est finement ciselé, c'est toute une clique de joailliers qui a dû se charger de son cas, pour tendre sur elle une chair si souple que l'on pourrait voir au travers. D'ailleurs on voit au travers, surtout au niveau de son plexus. Ici, les réseaux bleus se comptent par milliers, et de voir ce paquet de nœuds, ça me rassure, parce qu'elle est aussi un peu humaine, comme moi.
Mais son corps se ramollit encore, elle ne répond plus au mien, elle me laisse faire, elle disparaît, j'entends seulement quelques soupirs atones lui échapper. Bien sûr que je mets les bouchées doubles, je peux pas la décevoir, elle et moi, ça doit forcément marcher, c'est comme ça, même si je dois me rompre les hanches, et en perdre un bout de queue. Mais son état presque larvaire empire, je sens plus ses cuisses étreindre mon bassin. Tout ça m'envoie dans des angoisses dissolues, celles de pas réussir à être à la hauteur pour elle. Je me détache, et me redresse, et c'est moi qui me mets à malaxer son clitoris comme un dément, j'ai besoin que ça marche, j'ai besoin de lui montrer qu'elle a besoin de moi, que je peux tout gérer, même ça, surtout ça. Mais son visage, les yeux clos ne lance aucune émotion, rien, pas même un brin de désir, et elle attrape finalement ma main, et secoue la tête par la négative. Je me retire d'elle comme si je venais de perdre une guerre. C'est l'effroi, et elle lâche sans passion :
— Tu veux que je te suce pour que tu finisses ?
Cette question m'horripile au plus haut point, et je refuse d'un non beuglé en renfonçant mon sexe dans mon froc. Elle comprend pas ce qui se joue là, elle peut pas le comprendre.
Elle se redresse en remettant son pantalon, et dit en me caressant l'épaule, alors que je suis debout la mine basse :
— C'pas toi, hein. Je suis tellement fatiguée.
J'acquiesce sagement, jamais je lui reprocherais ça, jamais, même si au fond de moi, je suis dans le plus grand des désarrois. Elle baille à s'en défaire la mâchoire. Et je tente de proposer comme le galant que je dois absolument être aujourd'hui :
— On va béqueter un truc ?

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant