Chapitre 46

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A Martigues, 

ELISABETH — J'enfonce toute entière la pomme de terre dans ma bouche — la pomme de terre nouvelle, comme ils disent — avant de me couper un morceau de viande gigantesque :

« Finalement, t'avais la dalle. »

Ben sourit tout grand en sirotant son verre, et je secoue ma fourchette devant lui :

« Nan, nan, quand tu sais pas faire à manger, tu profites dix fois plus au restaurant.

— Tu sais pas cuisiner ? Un peu, nan ?

— Écoute, quand je fais des pâtes, c'est pas qu'elles sont collées à la casserole, mais qu'elles sont devenues casserole. »

Il manque de recracher son vin, et s'essuie la bouche avec une serviette avant de se remettre à découper sa dorade. Ici, c'est un beau restaurant, il ne blague pas Ben quand il parle de manger un bout. Ce lieu chic aux nappes impeccables et aux couverts sans trace d'eau ou reste de nourriture, est enfoncé dans les ruelles de Martigues, là où ça sent plus le fioul et la terre acide, mais la mer et les chouchous. Ici, c'est le tourisme qui prédomine, et c'est facile à voir, les restaurants sont entrecoupés de glaciers ou d'échoppes à breloques.

En terrasse, je profite de mon plat et de la brise chaude qui a pris le relais sur la tempête matinale. Je bois aussi. Peut-être plus que de raison. Ben, la bouche pleine, se met à palabrer :

« C'est un truc que j'aime bien, la cuisine. Pour moi, les gens comme vous — il me montre de la main, avec malice — vous êtes une hérésie. Je vous imagine même manger des cailloux.
— Eh ! Ah non, pas de cailloux pour moi, je suis plus plats préparés. »

Il mime une nausée et un vomissement, avant de reprendre :

« Mais comment c'est possible... »

Je hausse les épaules en avalant le bout de viande que je mâchouillais depuis un moment déjà :

« C'est mieux que des trucs cramés. En vrai, je m'y suis pas intéressée, et personne s'est dit que c'était une bonne idée de me forcer ou de m'apprendre. Mais bon, je m'améliore, t'as vu comme je mets bien les bretzels et les cacahuètes dans les pots au bar. »

Il éclate de rire à s'en tordre en avant :

« Tu le fais très bien, aucun souci ! D'ailleurs, mon père m'a dit que hier tu t'en étais prise à des touristes ?

— Je les ai pas envoyés chier, je les ai menacés de leur faire manger la table. »

Il hoche la tête par la négative, en souriant :

« Tu vas rendre fou mon père. »

Le serveur, un grand type qui ne pipe pas un mot, vient nous débarrasser et nous refiler la carte des desserts. Ben commente dès son départ :

« Prends ce que tu veux, hein.

— Ça marche. D'ailleurs en parlant de ton père... honnêtement... c'est quoi le truc avec Sophie ? »

Il se mord les lèvres :

« Mon dieu. T'as capté.

— Bien sûr que j'ai capté — je me murmure à moi-même — j'ai trop envie d'un moelleux, mais avec une tonne de glace — avant de regarder à nouveau Ben — Sophie, quand elle vient au bar, et qu'elle lui parle, c'est limite si elle lui sert pas sa poitrine en s'appuyant sur le comptoir. »

Il repose la carte en secouant la tête, désolé :

« Tu sais qu'ils se voient qu'au bar ? Mon père ose pas l'inviter. On dirait de vrais ados. Tu te souviens la fois où il s'est fait retirer son grain de beauté et qu'il avait des points de suture là ? Eh bien, il s'est caché tout le temps où elle était là dans la réserve ! Et elle, elle arrêtait pas de me demander s'il allait venir.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant