Chapitre 15

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A L'épicerie,

ELISABETH — Je traîne les pieds sur le carrelage blanc en faisant bien la gueule. Mon père remplit le chariot que je pousse, et quand j'essaye de chourer un truc, je me fais rabrouer :

« On fait plus ça maintenant !

— T'as changé. »

On passe de rayon en rayon, et il s'arrête devant celui de la viande. Il compare les deux sortes de steaks hachés noircis sur les bordures, et dans la seule épicerie du village, ça coûte un rein, alors j'ouvre ma bouche :

« Pourquoi on est pas allés à Aldi, ou Lidl ? »

Il hausse ses épaules voûtées, en marmonnant en même temps qu'il attrape des blancs de poulets complètement hors de prix :

« J'aime bien venir ici. Pousse le chariot et tais-toi. »

Je l'imite grossièrement, et continue de le suivre, docile, en jetant les deux trois trucs qui me font plaisir dans le caddie quand on passe au niveau des confiseries. Arrivés aux rayons des boîtes de conserve, je suis sommée d'aller chercher le café. J'abandonne le chariot sur place et erre un long moment avant de trouver un coin sombre au fond de cette épicerie qui serait à deux doigts de fermer si les services sanitaires pointaient le bout de leur museau ici.

Un type sur un escabeau est en train de bricoler sur les lampions qui ont l'air d'avoir rendu l'âme. Quand j'approche, il se tourne pour m'épier. Il a l'air de ces pauvres bestioles apeurées, il tire sur sa capuche avant de se remettre à son boulot, je vois que son profil haché par le manque de lumière, et le bout de son nez massif. Je sors mon téléphone et vole une photo discrètement, avant d'attraper un paquet de café en vitesse.

Je rejoins la caisse où mon père m'attend. Il se met à rayonner devant la femme rousse derrière le comptoir — et j'ai compris pourquoi le paternel aime se faire démonter le porte-feuille pour ses courses, la potentielle 2502 est là. Celle-là s'extasie devant moi, la fille du beau Thomas — du beau faut le dire rapidement, il prend en âge tout de même — attention, il ne faut pas que je fasse de fioriture, il faut que je l'appelle Sophie, voyons, 2502.

Pendant que je déballe les courses sur le tapis, en soufflant de plus en plus fort, ça glousse et ça se raconte le beau temps, le temps de demain, et un peu celui d'hier. Jusqu'à ce que j'entende précisément ces mots-là :

« Au fait, tu recherchais pas une caissière ? »

Sophie hoche la tête, et au même moment, j'écrase le pied de mon père qui me lance une œillade de travers en se tordant. Sophie répond :

« AH oui ! J'ai trouvé ! La p'tite Audrey.

— La fille du maire ?

— Oui, exact ! Elle avait besoin d'un petit job. »

Mon père acquiesce tranquillement, les mains dans les poches, pour se donner un air cool, et l'autre rit avec lui de ci et de là, dont je me fous. Je me laisse happer par le carillon de l'entrée qui reflète quelques triangles colorés au plafond en décomposition.

Une fois que le paternel a fini son numéro, ses pupilles noires pleines d'étoiles rousses, on part jeter les courses dans la voiture, dans sa superbe voiture d'ailleurs, celle qu'il ne faut jamais salir, et que je n'aurai jamais le droit de conduire, une sorte d'américaine, une Ford, avec une tonne de chiffres et de lettres derrière que je n'ai jamais su mémoriser, mais qui lui a coûté l'héritage des grands-parents.

Quand je m'apprête à ouvrir la portière passagère, mon père m'interpelle :

« Nan, on va se boire un petit jus.

— J'ai pas envie.

— Eh bien, moi oui, c'est l'heure des braves. Si tu veux pas, tu rentres à pied. »

Mon père a des tonnes de phrases toutes trouvées comme ça, et c'est la seule chose que je trouve intéressante chez lui, ça, et son amour des chips.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant