Chapitre 58

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Quelques Semaines Plus Tard, A l'Étang De Berre,

EDGAR — « Allez ! Viens te baigner ! Tu vas crever de chaud ! »

Pomme maintient ses poings sur ses hanches, l'air ronchon, et je me laisse tomber en arrière sans répondre. J'entends ses pieds nus dans le sable, une ombre s'abaisse sur moi, et une voix chuchote à mon oreille :

« Tu sais que personne dira rien.
— J'ai pas envie ! »

Elle se redresse :

« T'as jamais envie de rien de toute façon ! »

Et elle repart vers les autres. Je mets mon bras devant mes yeux, je sens que je bouillonne littéralement. Le soleil est si gros dans le ciel que je vais pas tarder à prendre feu dans mes fringues. Mais je suis bien obligé de rester sur cette plage, parce que j'attends que Ben lance son barbecue sur le caddie que j'ai taxé plus tôt dans la journée au casino du coin. Ouais, je veux me gaver de merguez jusqu'à explosion. Je sais qu'elles sont présentes en nombre dans la superbe glacière de Ben — je les ai vues en arrivant, quand il l'a ouverte pour me filer une bière — et j'en mangerai jusqu'à ce que mes molaires baignent totalement dans la sauce barbecue, puis je me tirerai.

Mais lui et Fabien, ils ont pas décidé de le faire flamber tout de suite leur feu. Non, à peine leurs bières finies, les deux se foutent torse nu, en se claquant mutuellement le ventre, et en admirant les excès de l'hiver de Ben, avec des rires gras. Et puis Pomme revient, et rabroue Fabien d'avoir déjà retiré l'attelle de son épaule. Mais comme il fanfaronne en frappant ses deux mains sur ses pecs :

« Ça va ! Je suis un bonhomme moi. »

Plus loin, Audrey ricane assise en observant le spectacle.

Ben, après s'être donné en représentation, rejoint Elisabeth et se met à lui faire un cinéma pour qu'elle vienne faire trempette avec eux. Mais elle, son visage reste déformé, sa mine est plus glaciale qu'habituellement, même après avoir dégommé sa deuxième Heineken d'une traite et lâché un rot de l'enfer. J'imagine que sa gueule jusqu'à par terre, c'est pour me signifier qu'elle a pas enterré ce que j'ai fichu avec son carnet, alors je détourne le regard. Je ferme les yeux. J'essaye d'oublier, même si ça me fait des satanés trous dans le crâne au point de me rendre un peu marteau.

En vrai, Elisabeth, je l'ai pas revue depuis l'histoire au ranch, et ça fait bien deux semaines, voire plus, à vrai dire, j'en sais trop rien, j'ai passé mon temps dans ma caravane à ruminer, et à me défoncer — à beaucoup me défoncer. Mais aussi j'ai « bossé », j'ai réussi à rembourser mes dettes auprès de Ben et j'ai pu acheter quelques grammes à Steve, en tombant « par chance » sur un MacBook abandonné dans une voiture, une sacrée belle Audi d'ailleurs.

Mais, même avec tout ça, j'ai pas oublié ce que j'ai fait, jamais, et j'aurais aimé envoyer un mot à Elisabeth, mais j'ai pas eu le courage, et maintenant, c'est toute une étendue de sable qui nous sépare. Alors je me concentre ailleurs, en rouvrant les paupières, j'essaye de voir au plus loin de l'étang de Berre, aller jusqu'aux raffineries de l'autre côté, peut-être percevoir leur vrombissement, mais rien, juste la symphonie des vaguelettes qui secouent les coquillages, qui se couvre d'un coup d'un hurlement qui me fait sauter comme une pile. Elisabeth est debout, et c'est son cri sur Ben qui fend l'air :

« Putain, mais va faire ta baignade et fiche-moi la paix ! MERDE. »

Elle se tourne, en continuant de marmonner, les cheveux dressés sur la tête, et marche vers la berge. Sa silhouette devient vaporeuse, ses jambes nues se déforment et elle va s'asseoir au loin face à l'étendue sacrée.

Pomme qui la fixe en pinçant les lèvres, lance un coup de coude à Audrey qui s'est placée à côté d'elle :

« Quelqu'un a déjà vu cette fille de bonne humeur ? »

Audrey grimace en entortillant ses cheveux dorés sur son index :

« Je suis pas sûre que sa vie soit évidente. »

Pomme hausse les sourcils :

« Euh... mouais, enfin, n'empêche qu'elle plombe l'ambiance un coup sur deux. »

Fabien éclate de rire en s'approchant des deux filles pour observer tous ensemble Elisabeth qui a la tête dans ses bras :

« Ah ça, dans le genre drama queen, elle est forte, bien plus que quand elle fait sa pseudo artiste. »

Pomme et Fabien se mettent à glousser comme deux hyènes, Audrey les pousse en direction de l'eau, et moi je me redresse pour mieux entendre leur conversation :

« Vous y comprenez rien, c'est tout. »

Fabien se rapproche d'Audrey, avec son air taquin habituel :

« Ah ouais, et on devrait comprendre quoi ? »

Audrey baisse la tête, et réfléchit un instant, on sent que ça lui demande un effort, puis elle rouvre sa bouche rosie :

« Je crois que... elle est un peu un apôtre... »

Pomme, la mâchoire ballante, demande :

« Mais qu'est-ce que tu racontes ! »

Audrey secoue les mains devant elle et parle sans assurance :

« Si, si c'est ça ! Tu dois servir quelqu'un... ou un concept... ou quelque chose... mais, tu sais pas exactement pourquoi... et comment... et en même temps... tout le monde est contre toi, et rien n'est évident... et ça n'a pas forcément de sens... mais... pourtant ! Au fond de toi, tu sais que c'est ça que tu dois faire... et finalement, ta foi... elle se retrouve souvent ébranlée à cause de tout ça ! Et ... c'est compliqué... pourtant... ça en vaut la peine... c'est une cause noble. Mais ça implique de se sacrifier... »

La voix d'Audrey s'étouffe, et je la fixe, comme si elle venait de me gifler, j'ai envie de me lever pour lui en demander plus, pour qu'elle m'explique, mais elle clôture son raisonnement dans un souffle :

« Je crois que... c'est douloureux. »

Pomme et Fabien restent un instant silencieux, avant d'éclater de rire à s'en délier les mâchoires, pour se frapper ensuite les épaules. Audrey, boudeuse, retire sa robe de plage, et tourne les talons en soufflant :

« Je vais aller me noyer, hein. »

Fabien, les mains jointes pour mimer une prière, exagère sa voix :

« La sainte Elisabeth. »

Un craquement se fait entendre, et Fabien se replie sur lui-même. Ben qui jusque-là, était en train de rassembler du bois pour son feu, s'est comme téléporté pour asséner un magnifique coup de poing dans le ventre de Fabien. Je me mets à jubiler comme un gamin, et je rêverais de lui en rajouter un — mais j'ai jamais le courage pour ce genre de chose.

Fabien toussote, dans quelques insultes, et même Pomme glousse. Puis enfin les deux partent rejoindre Audrey, qui trempait la pointe de ses orteils dans l'eau verdâtre. À leur vue, elle plonge. La forme de son corps qui traverse les raies de lumière se déforme, et elle remonte plus loin, en replaçant sa chevelure d'or en arrière, avant de se laisser flotter en planche, en jetant parfois sa jambe en l'air — une histoire de natation synchronisée quand elle était ado, je crois. Mais en tout cas, je suis hypnotisé par sa peau impeccable qui se nimbe de reflets dans les derniers rayons du soleil qui décide enfin de se planquer.

Je sors de ma rêverie quand une voix au-dessus de moi sonne dans l'air :

« Ils commencent à me fatiguer ces deux-là. »

Je relève les yeux pour apercevoir que Ben me surplombe, en rongeant le bout de son doigt.

« Pomme et Fabien ?
— Ouais. Ils ont toujours un truc à dire. C'est vraiment des putes quand ils s'y mettent. »

Je me tourne vers Elisabeth, je remarque que ses yeux parcourent le paysage et que sa tête suit lentement l'horizon. Je viens à me demander ce qu'elle voit, comment elle le voit. Et je questionne à demi-voix à Ben :

« Et elle, ça va ?
— Elisabeth ?
— Ouais, depuis le truc avec son père. »

Je dis ça, pour pas dire : depuis qu'elle a trouvé le type qui grattait impunément dans son carnet :

« Bof, son père est hyper con. Il fait le gamin, paraît qu'il veut même plus bosser. Elle m'a expliqué que c'est normal, il fait ça depuis toujours. Il se laisse crever dès que ça flanche dans sa vie. Comment tu veux aller bien quand depuis le début tes darons font n'importe quoi, sérieux.
— Elle a personne d'autre ? »

Il réfléchit un instant, avant de reprendre en baissant la voix :

« Nan, pas vraiment, tu le dis pas, mais sa mère est mariée à un autre type depuis toujours. Je sais pas si tu savais, mais c'est une gamine née d'une infidélité, donc elle peut pas trop se pointer. C'est un peu la bête noire.
— Putain.
— T'imagines, t'es rejetée par ta famille, et en plus, les gens qui sont autour de toi, dès qu'ils peuvent, ils t'enfoncent. Sérieux, ils commencent à bien me faire chier. »

Je réponds rien en continuant de la fixer, jusqu'à ce que Ben se mette à parler de nouveau, plus sombrement :

« Désolé gros. Tu dois comprendre. »

J'acquiesce simplement en crachant amer :

« T'inquiète, je m'en fiche. »

Il inspire avant de reprendre, en s'accroupissant à côté de moi :

« Déjà, moi je galère avec elle. Elle fait tout le temps des trucs étranges, elle est incontrôlable... enfin, c'est pas que je veux la contrôler, hein. Mais elle fait toutes ces choses-là... qui sont effrayantes... elle a des discours bizarres. Franchement je te jure, j'essaye, j'essaye de faire au mieux, parce que cette fille, enfin... elle est chouette... mais des fois... putain... des fois... »

Il la finit pas sa phrase, et j'observe son visage, sa mâchoire tremble, il contemple un vide qui lui a l'air personnel, les yeux à demi ouverts. Ce qu'il raconte, ça me fait mal à moi aussi, et en la regardant de nouveau, elle, au loin, j'ai l'impression que des ombres tournoient autour de son corps, qu'elles dansent sans se soucier, et qu'Elisabeth, les laisse faire. Je lance sans vraiment croire ce que je dis :

« Ça va aller, t'inquiète. »

J'entends un soupir, et Ben me tape sur l'épaule :

« Bon, tu veux pas te baigner mon poulet ? »

Je hoche la tête par la négative :

« Nan, je suis bien là. »

Il sourit à demi :

« Tu transpires comme un phoque. Ça poque frérot. Tu sais qu'on s'en fiche, nous ? Même que je vois rien moi ! »

Je me gratte la tête en souriant à mon tour :

« Je finis ma bière. »

Il me tire la langue :

« Mouais. C'est de la soupe ta binouze là. »

Et il part en courant vers l'eau où les trois se laissent flotter comme des sacs plastiques, en hurlant :

« BOMBE ! »

Il leur saute dessus, comme s'il venait de refermer la boîte de sa peine. J'aimerais être comme lui, pouvoir contrôler mes émotions aussi bien, avoir les clés de tout ça, pour clore des portes à double tour quand ça me chante. Mais c'est pas le cas, et je me sens déjà tanguer au-dessus du gouffre, surtout quand je me mets à renifler mes aisselles et qu'effectivement, il a raison, j'empeste le cochon qui vient de se rouler dans la fange.

Mais c'est pas mes odeurs corporelles qui m'exaspèrent le plus. Sur la plage, il reste qu'Elisabeth, seule, là-bas, et moi, ici, et je pourrais me lever, me rapprocher, m'asseoir à côté d'elle. Je pourrais baragouiner un truc du genre :

« Écoute, je suis désolé, c'était pas de la méchanceté, mais c'était plutôt... je sais pas... je suis hyper con parfois. Je sais pas trop pourquoi. »

Après, elle dirait rien, et moi non plus, on ferait mine d'observer les autres faire les idiots, en déclarant que c'est débile tout ça. Et j'aurais la conscience tranquille. Ou alors, peut-être qu'elle me lancerait son poing dans la joue, que j'hurlerais à la mort en me roulant par terre, parce qu'elle m'aurait décroché une des rares dents qu'il me reste, et ensuite elle me piétinerait, jusqu'à me sauter dessus à pieds joints. Mais en soi, ça m'irait aussi. Après tout, je risque quoi ? J'encourais bien plus en explosant la vitre de l'Audi, et en attrapant le MacBook, et pourtant, je l'ai fait.

Et quand enfin, je sens que mes jambes sont bien d'accord pour porter ma carcasse jusqu'à elle, je me rends compte que je suis pas assez rapide à agir. Ben s'est déjà approché d'elle, et maintenant, il imite devant elle le morse échoué sur la berge, ce qui arrache à Elisabeth des insultes que j'entends de là — donc, j'aurais eu droit à un coup de poing.

Mais Ben, dans le genre, il a pas peur de grand-chose, surtout pas quand il s'agit de filles. Il se relève et se met devant elle, les poings sur les hanches, les sourcils froncés, il rit à gorge déployée comme le bon vivant qu'il est. Et soudainement il saisit les chevilles d'Elisabeth, il la traîne sur le dos en direction de la flotte, elle hurle à la mort, et arrive à lui expédier un coup de pied dans l'estomac et se retourner, elle se met à courir en lui lançant du sable, et il la poursuit, avant de l'attraper par le ventre pour la soulever, mais il perd l'équilibre, alors il la tire, et elle se tortille dans ses bras comme un ver en rogne en continuant de brailler, avant, dans un dernier effort, d'empoigner ses effets personnels dans les poches de son short et de jeter le tout au sec.

Enfin, les deux disparaissent dans un remous. Le silence revêt des dimensions terrifiantes, et je continue d'observer la scène sans mouvement, figé, au point que mon crâne en devienne douloureux. Peut-être que j'aimerais être à la place de Ben.

Quand la tête d'Elisabeth ressort de l'eau, elle gigote dans tous les sens, avant de se pendre au cou de Ben, qui visiblement se prend encore une salve d'insultes.

Puis ça se calme, je crois apercevoir des soubresauts dans le dos d'Elisabeth, peut-être qu'elle pleure, peut-être qu'elle rit, qu'est-ce que j'en sais moi, je suis si loin de tout ça, et je détourne le regard. Maintenant, c'est les autres que je vois. Pomme est sur les épaules de Fabien, et il grimace, sûrement qu'il souffre de sa blessure. Audrey nage en rond autour d'eux. Pomme se fait jeter en arrière, elle chute sur Audrey, et quand les deux têtes cachées par leurs cheveux réapparaissent, ce sont des ricanements qui sortent de leur gorge. Puis, d'autres gloussements me viennent, c'est Elisabeth, avant que sa bouche disparaisse dans celle de Ben.

La nuit tombe, avec elle mon angoisse s'éveille, et je me rapproche du trou pour le feu que Ben a préparé. J'entasse le petit bois et les brindilles, je fais un chapiteau comme je les ai toujours vus faire, et j'allume. Il grimpe haut dans le ciel ce feu, mais pas suffisamment pour me réchauffer. Alors, je relance un bout de bois flotté, mais c'est pas assez. Je tends les mains, au point de contempler les flammes naviguer dans mes paumes, je sens la brûlure sur ma peau. J'essaye de rester concentré sur les gerbes rouges qui batifolent devant moi. J'essaye. Mais, déjà, je relève les yeux, et dans la pénombre, je distingue Ben et Elisabeth, blottis l'un contre l'autre, leurs corps ballottent, et le sable sous mon poids se met à trembler, le paysage est trouble, comme s'il venait de se déchirer, j'en ai des acouphènes au bord des tympans. Sauf qu'Elisabeth lève la tête, et des pupilles noires me transpercent, je maintiens ce regard à l'orée de l'eau, et cette bouche qui exhale, jusqu'à ce que la douleur de mes mains me force à replier les bras, et me détourner.

Je me concentre sur les trois autres qui flottent, j'entends leurs paroles bourdonner, leur conversation discrète, à l'air secret. Je reste rivé sur eux, jusqu'à ce qu'Elisabeth vissée sur le dos de Ben les rejoigne, et se mette à nager avec eux. Les cinq corps ballottent au gré des vaguelettes, les voix ondulent sur les flots, et moi, je suis là. Je soupire, et tire sur mon tee-shirt, je me dis que je pourrais y aller, mais la vue de mon ventre me bloque, la chair qui manque, mes côtes qui jaillissent, et tous ces ronds rouges, finissent de me faire rebaisser le tissu, alors que face à moi, j'ai les torses impeccables de Ben et Fabien, l'un avec un ventre rondouillet, mais duveteux, et l'autre, une musculature sèche et ciselée d'un travailleur de l'extérieur. Et moi, je suis un tas d'os et d'écorchures, un monstre humain, dans toute sa splendeur.

Je me laisse tomber en arrière. J'ai qu'une envie finalement, c'est partir.

Quelques minutes plus tard, une ombre cache le ciel orangé, et des gouttes dégoulinent sur mon visage.

« Bah alors, on se baigne pas ? »

Je hausse les épaules en me redressant, pour cacher que c'est tout mon corps qui s'est mis à trembler. Elisabeth est au-dessus de moi, ses cheveux continuent de goutter à tout va. Elle retire ses baskets, chaussettes et short, et noue son débardeur sur son ventre, avant de se remettre à me sourire, pour demander :

« T'as quoi dans tes poches ? »

Je reste interloqué par ce comportement et bafouille idiot :

« Rien d'intéressant. »

Elle pose une main sur son plexus, et avec la lumière rasante, je remarque la forme de ses seins :

« Bon, ça va alors, si c'est rien d'intéressant. Je te conseille tout de même de t'en débarrasser. »

Elle saisit ma cheville et Ben, tapi dans l'ombre que j'avais pas vu jusque-là, attrape l'autre. Les deux me traînent en direction de l'étang. En vrai, je me débats pas vraiment, je gueule juste pour essayer de balancer tout ce que j'ai dans les poches qui pourrait me faire vraiment chier de perdre.

Arrivé au niveau de la flotte, le froid flingue à bout portant mon système nerveux, et là, je hurle aigu, avant de me retrouver complètement immergé par Elisabeth, qui en prime, m'a sauté dessus, quand le niveau de l'eau tombe d'un coup.

Le corps sur moi disparaît aussi vite, et je remonte à la surface, en secouant la tête pour me débarrasser de mes cheveux. J'inspire, les poumons totalement compressés par le gel, et je glousse, puis ris, devant Elisabeth accrochée à Ben qui se marre à leur tour. On est rejoints par Fabien, Pomme et Audrey.

Fabien lance un check à Elisabeth et je trouve ça cocasse. Pomme vient m'embrasser, et on erre dans l'eau une dizaine de minutes, avant que Pomme déclare qu'elle a froid, et sorte. Ben demande :

« Bon, je le fais ce barbecue ? »

Là, je deviens très enthousiaste, et Ben est acclamé par nous quatre. Il traîne avec lui Elisabeth qui est accrochée à lui, et quand ils sont pieds, elle lui dit :

« Ah nan, maintenant que je suis dans la flotte, j'en profite. »

Ben quitte l'eau sous les ovations qu'on continue de lui lancer en faisant un peu le malin comme toujours. Il se retourne sur le bord en lançant un regard tendre à Elisabeth, avant de rejoindre le feu.

Juste derrière moi, Audrey et Fabien s'échangent des baisers passionnés, au point de glisser plus loin dans l'eau, jusqu'à ce que la nuit les engloutisse. J'ose pas me tourner vers Elisabeth, alors je lève la tête en l'air pour tenter de voir quelques étoiles, mais y a rien à cause de la pollution, seulement un voile opaque qui comprime le ciel.

« Tu peux m'aider ? »

Elisabeth me fixe, assise dans l'eau. Je reste de marbre, et incline la tête sur le côté :

« À quoi ? »

Elle me fait signe de m'approcher, avec la bouche tordue. Une fois à son niveau, elle s'accroche à mon épaule et se glisse contre moi, c'est tout un corps qui vient se loger sur mon dos. J'expire, les paupières tellement ouvertes que mes globes oculaires pourraient sortir de leurs orbites et se mettre à flotter comme des bateaux. Elle se serre plus, sa tête se pose sur mon épaule, et devant moi, des cheveux roux ondulent comme des algues. Sans m'en rendre compte, j'entortille mon index dedans et une voix murmure à mon oreille :

« Va là-bas. »

Je suis la direction indiquée par son doigt, et m'éloigne, jusqu'à n'être plus que sur la pointe des pieds, à deux doigts de couler.

« Je peux pas aller plus loin. »

Un rire flotte dans mon cou, et elle balaye du bout des doigts l'horizon, puis la berge que l'on distingue à peine dans la brume qui s'est installée.

« C'est bien là, on est comme perdus. »

Elle emballe mieux ses bras autour de mes épaules, et tente de remonter un peu sur moi, et peut-être parce que je meurs d'une envie qui me fait palpiter les joues, je me laisse faire, et souffle par le nez, pour sentir chacune des parcelles de mon dos se coller à son ventre, à sa poitrine, à ses hanches, et à ses jambes qui étreignent mon bassin. J'égare une main sur sa cuisse pour l'aider à se caler, et je m'insulte moi-même de mon geste. Je bafouille abruti par la situation :

« Tu sais pas nager ?
— Pas très bien.
— Comment ça se fait ? »

Je la sens hausser les épaules, avant de répondre blasée :

« Personne a voulu m'apprendre, alors j'sais pas. »

Et là, je me rends compte : quand elle est loin de moi, j'ai plein de choses à lui dire, à gratter dans ce fichu carnet, quand elle est proche de moi, comme là, réelle, ça se mélange et ça s'efface, et j'ai plus rien qui me traverse l'esprit. Mais finalement, est-ce que c'est grave ? On est pas si mal. Dans les nappes blanches qui tourbillonnent sur l'eau, et donnent de la matière à l'atmosphère, on est pas si mal dans la nuit noire, à rien regarder de précis, à rien faire de précis, et là, maintenant, étrangement, j'ai l'impression d'exister, de plus être une ombre, mais d'être visible au milieu des ombres. Pourtant, je peux pas m'empêcher de briser le silence, parce que j'ai besoin de savoir. Et je lui demande :

« Tu m'en veux ? »

Je sens son souffle dans mon cou, ses mains qui se serrent, sa peau à travers le tissu, toute cette peau sans accrocs, et le silence, un temps, avant d'être habité d'un simple :

« Tu crois ? »

J'avale ma salive, de travers. Je m'étouffe, et elle me tapote sur le dos en riant. Je reprends, incertain :

« Mais, du... »

Des pas lourds dans le sable me font fermer ma bouche immédiatement, et une parole sombre couvre la brume :

« C'est prêt ! Vous venez ? Merde, ils sont où les autres ? »

Ben est droit comme un I sur la berge. Il a réenfilé ses tongs qui le font marcher comme un canard, et son œil est torve. Je sais pourquoi. La voix d'Elisabeth tinte derrière moi :

« Je crois qu'ils sont partis baiser. »

Ben lève les yeux au ciel, avant de rétablir ses territoires :

« Bah, venez, vous. »

Ce qui voulait dire : Descends de son dos, et toi, lâche-la, ou je te dégomme.

Je me rapproche du bord et quand je suis plus à l'aise sur mes appuis, je fais basculer Elisabeth sur le côté. Elle se redresse et sort de l'eau sans un regard pour moi. Ben la suit, et j'attends un peu avant de les rejoindre, j'attends parce que j'ai pas envie de me prendre une merguez dans la tronche, j'attends parce que j'ai rien compris à ce qui vient de se passer, j'attends parce que j'en sais trop rien. Mais bien sûr, je finis par sortir. Rester dans la flotte gelée et puante une éternité, ça fonctionne pas.

Ben est occupé sur son barbecue, et Pomme traîne sur son téléphone allongée dans le sable. Je me plante devant le feu en retirant mes pompes à côté de lui pour me réchauffer un peu. Je me prends de sa part des belles œillades de travers, à chaque fois que je me risque à renifler les merguez qui commencent à brûler sur le caddie. Je réponds avec des mouvements d'épaules en pinçant les lèvres pour lui faire comprendre que moi non plus, je sais pas ce qui s'est passé.

D'ailleurs, elle, Elisabeth, est collée au feu de l'autre côté, et j'ose pas la regarder de peur de subir les coups de poing acérés de Ben qui sont généralement destinés à Fabien. Je me décide finalement à rejoindre ma bagnole garée derrière la rangée de pins pour voir si je trouve pas une ou deux fringues sèches, mais surtout pour éviter une situation dans laquelle je me sens même pas coupable.

Je clopine sur les gravillons pieds nus, jusqu'à ce qu'une douleur vive me démonte le talon, et je dois continuer à cloche-pied jusqu'à ma caisse. J'ouvre la portière côté conducteur, et me jette sur le siège pour essayer de comprendre ce que j'ai dans le pied. Mais en même temps, un objet me tord le coccyx et je me penche en avant pour récupérer ce qui traîne sous mon cul. Et là, je pense vivre une crise d'hallucination, pourtant j'ai rien pris aujourd'hui.

Non, vraiment, j'en crois pas mes yeux. Le carnet est là, entre mes doigts. Je l'ouvre au plus vite en foutant les clés dans le contact pour avoir un peu de lumière. Je tourne les pages frénétiquement, je suis persuadé que je vais y trouver quelque chose, et ça loupe pas : de nouveaux dessins, Biscotte, Kracotte, le Ranch, moi avec le fusil dans les pattes, son père affalé dans un lit, des souris mortes, des usines, des suites de croquis balancés avec plus d'ardeur, comme si son monde basculait, et à la toute fin, un mot :

« C'était plus simple d'écrire, quand il s'agissait d'inconnus. Maintenant que tu existes, le mur se dresse, et il faut l'escalader, quitte à se griffer les coudes.
Tu demandais ce que j'étais. Mais si je le savais, je ne serais pas ainsi.
En tout cas, effectivement, le jour de ma création, il y a eu un bug dans la conception, le code s'est entrechoqué, et le résultat est pourri par de multiples anomalies.
Tu connais les histoires des pannes en série, qui mènent aux accidents dramatiques ? Comme le Titanic, ou le barrage de Malpasset ? Eh bien, moi, je suis un accident dramatique. La conséquence de multiples défaillances de l'humanité. Mais malheureusement, l'objet défectueux, dans ce cas présent, on n'a pas le droit de le laisser au fond des océans ni en morceaux au bord d'une rivière, alors il vit, il essaye du moins, avec ses propres codes. Oui, c'est même une question de survie... Je n'ai pas plus de réponses à t'accorder...

Et toi ? Qu'est-ce que tu es, alors ? »

Je referme le carnet, pensif, partagé entre une haine affreuse et un soulagement miraculeux. Mais j'ai pas le temps de réfléchir à tout ça, déjà au loin j'entends la voix de Pomme qui hurle mon prénom pour me notifier que la bouffe est prête, alors je planque le carnet sous mon siège, et c'est boiteux que je rejoins la plage. J'ai le cœur qui fait des bonds à l'idée de croiser son regard, de lui signifier que je sais, que j'ai lu, et j'accélère, parce que pour une fois, je veux une réponse.

Autour du feu, Fabien et Audrey sont revenus de leur trempette, et gloussent l'un bien près de l'autre en engloutissant des sandwiches faits à la va-vite. J'ai plus faim, j'ai le ventre en kit, et de la bile plein la gorge. Et Pomme m'invective déjà, et me désigne une place à côté d'elle. Je m'exécute, assommé par tout ce qui se passe dans mon crâne. Pomme, elle, elle me loupe pas :

« Qu'est-ce que t'as au pied ? »

Je pince les lèvres comme si j'avais fait la bourde de ma vie et grince :

« J'ai marché sur une merde. »

Elle se rapproche de moi et m'attrape la cheville :

« Je vais regarder. »

Je retire mon pied de ses mains :

« Non, c'est bon.
— Mais t'es sûr ?
— Oui, oui, je t'assure.
— Mais t'as mal, ça se voit.
— C'est pas grave, je te dis ! »

J'ai crié. Je sens qu'elle m'épuise, que j'ai pas envie de la voir, que j'ai envie de rejoindre ma voiture pour grignoter à nouveau les mots du carnet, et répondre, je sens que j'ai envie de la regarder elle, et pas Pomme qui se retourne vers le feu en bougonnant. Et je peux pas m'en empêcher, je cherche Elisabeth des yeux, et quand je l'ai à vue, je comprends qu'elle me fixe, des flammes emplissent ses rétines, je crois distinguer comme un geste de menton de sa part, et je hoche la tête, le plus discrètement possible. Ses joues gonflent, et elle penche le visage en avant, toute sa peau s'illumine et un sourire dévoile ses canines trop avancées. Elle a compris, j'ai compris. Et tout ça, ça me secoue comme j'ai jamais été secoué, ça m'envoie tout là-haut, j'en serre les poings et mon cœur veut clairement se faire la malle, mais aussi, j'ai l'impression de subir un malaise, c'est violent, ça m'expédie encore plus loin, ça remet en cause tout ce que j'ai vu et vécu, c'est bizarre, c'est comme une paralysie totale, j'en ai même du mal à respirer, et soudain, j'ai envie de tout envoyer valser pour me concentrer sur une unique chose, et c'est crispé que je réponds à son sourire par un autre sourire.


PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant