Chapitre 16

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Dans le Bar,

ELISABETH — La maison est à cinq minutes du centre du village en voiture, et au moins trente minutes à pied, surtout à cause de la côte à grimper. Donc, je tire le tabouret de ce bar et m'assieds à côté de mon père, qui commande déjà deux bières. Le serveur, un type de l'âge de mon père, avec supplément joue et nez rougeot, nous sert en demandant avec un sourire démesuré :

« Alors, Thomas, ça va on dirait. »

Je serre bien fort les molaires dans l'espoir de me briser la mâchoire alors que le mec m'observe un instant, et que mon père acquiesce hilare :

« Elle est belle ma fille. »

Je tire une tronche pas possible, mais tout va bien. Le vieux sourit encore plus :

« Oh ! C'est ta p'tite. Bien plus jolie que son père ! »

Ce type est gênant. Mon père, qui ne se sent plus péter, étale avec fierté les grandes réussites de ma vie. Là, aujourd'hui, devant témoin : je suis une grande artiste. Ce sera certainement la seule fois de toute mon existence — je pourrais en profiter, mais c'est si risible que j'en glousse comme une dinde. Surtout que le paternel oublie vraiment tous mes échecs, et je me sens vendue, un peu comme une vache laitière.

Mon père se met à raconter de plus en plus d'inepties, et heureusement, il est coupé quand la porte du bar claque. Le vieux type gênant derrière son comptoir, le patron, ou le serveur, j'en sais trop rien, se fige, et son air change. En un instant, la jovialité s'efface, et il se met à brailler :

« Quinze minutes ! »

Un mec plus jeune apparaît à ma droite et passe derrière le comptoir en retirant une veste en jean.

« Ouais, ouais, j'sais. Ouais, bah... j'ai galéré à venir. Les embouteillages, tu sais.

— Tu te fiches de moi, j'espère. »

Le gars glousse avant de taper sur les épaules du vieux :

« Roh, ça va... pas d'humour aujourd'hui le padre. »

Mon père rit à son tour, et le vieux lui envoie une œillade de travers :

« On a pas tous de la chance ! »

Le jeune s'éloigne et se met à ranger des verres plus loin. Mon père hausse les épaules avant de demander :

« Il est pas là, Mimi, au fait ?

— Non, et heureusement.

— Tu t'en remets pas pour tes fleurs.

— Normal, elles sont crevées. »

Il s'agit là d'une sombre histoire de pisse et d'abus de vin, et je me désintéresse. Je dois gérer mes propres conneries après beuverie, c'est pas pour gérer les leurs. Je sors rapidement mon carnet de mon sac à dos et cherche dans l'espace une chose, un détail, un événement, qui me permettrait de prendre une bouffée d'air, mais rien. Je prends mon téléphone et tourne dans ma galerie de photos, puis finis par choisir celle du réparateur dans l'épicerie.

Minutieusement, je sors de ma boîte en métal — c'est pour préserver les mines, très important — deux trois crayons, et m'attelle à mon dessin. Je trace d'abord une ébauche de son profil, sous le crayon il paraît plus doux que ce que j'avais comme sensation. Je viens ensuite ciseler la lumière et laisse quelques tracés rudimentaires pour son corps. Je suis un peu déçue de n'avoir que cet angle pour le portrait de ce garçon. Il aurait mérité d'être approfondi, car il faisait un beau modèle. Je remets ma tête sur la paume de ma main, en attendant que d'autres envies me viennent.

Je cherche autour de moi, et ça vient assez vite. Le garçon, plus loin, le jeune, s'est mis sur son téléphone en s'adossant à un placard. La lumière de son écran dans l'ombre donne une impression de clair-obscur, comme un Rembrandt des temps modernes.

C'est toujours automatique, quand j'ai un vrai objectif en chair et en os, tous les bruits, d'un coup, s'éteignent, même l'espace autour du sujet s'effondre. Il n'y a pas de noir ni de blanc, il n'y a rien autour de l'objet, il est là, et derrière, il y a moi, celle qui retranscrit sur le réceptacle qu'est la feuille, je ne suis plus qu'un connecteur. L'équation devient si simple et évidente, la complexité disparaît, c'est logique, surtout dans l'ébauche des yeux ronds, sous le trait fluide d'un nez en pointe, et d'une bouche mordue, ou dans les ombres qui nimbent les quelques boucles brunes qui s'évasent au niveau des sourcils touffus. Je crois distinguer un point ou deux dans ma vision, surtout grâce à la lumière qui remplit les joues.

Mais, tout finit par s'effondrer, la beauté s'évapore, le dessin tremble, les lignes se tordent, ma main s'arrête, surtout après avoir entendu ces mots :

« Ma fille cherche du boulot en ce moment, si tu veux ! »

Je redresse la tête et le vieux, le patron — du coup — me fixe, il a l'air d'être en pleine analyse, et il ponctue son effort par :

« Ça paye pas, artiste ? »

Mon père grimace :

« Elle fait une pause, c'est trop fatiguant. »

Le patron m'observe maintenant et demande en levant le menton :

« T'as déjà fait du service ? »

Je réponds du tac au tac :

« Jamais. »

Le patron fait la moue, et mon père rajoute électrisé :

« Mais elle apprend vite ! »

Ce n'est pas forcément vrai, j'ai toujours fait de la peinture, et je ne suis toujours pas en tête d'affiche des galeries, il y a de quoi se poser un tas de questions. Le patron soupire :

« Bon, — il gratte la joue maintenant — je veux bien essayer, mais c'est bien parce que c'est toi, Thomas. »

Je pourrais dire non, mais en vrai, j'ai plus un sou, plus rien, c'est le vide, mon compte en banque coule à flot, et sans un rond, même avec les idées les plus utopistes, humanistes et tout un tas de mots finissant en -iste, on ne fait rien. J'ai aussi envie de rire, parce que cette histoire est une vaste blague. Petite, mon père me jetait à table en disant qu'il fallait que je lui fiche la paix, qu'il devait travailler, aller boire des coups, vivre, et me répétait sans cesse que je n'avais qu'à faire des dessins, des tas de dessins, de la peinture, de la pâte à modeler, tout ça. Et maintenant, oui, maintenant que je veux vraiment en faire, il me dit que non, je dois sortir, travailler, mais surtout ne pas faire de peinture, de dessin, de pâte à modeler, et tout ça. Non, vraiment, c'est une plaisanterie sans fond.

Je ferme bien ma bouche, et le patron acquiesce encore avec lui-même, en terminant par :

« Bon, Benjamin — il pointe du doigt le mec qui glande toujours sur son téléphone — va te former... — il attrape un chiffon d'un coup de main et lui jette dessus — OH ! »

Le jeune se redresse d'un coup, en beuglant :

« MAIS QUOI ! »

Il me montre maintenant, hyper agacé :

« C'est ta nouvelle collègue. Tu lui apprends le boulot demain... — il réfléchit un instant — 14 heures ? »

Est-ce que j'ai le droit de dire non ? Que je préfère généralement me faire lever par mon père en furie à 17 heures ? Bien sûr que non, c'est pas une vraie question. D'ailleurs, il n'est pas non plus mention de salaire, ce qui me place sûrement légèrement en dessous du SMIC.

Prendre un emploi, que généralement l'on nomme « job alimentaire » dans le métier de créateur, pour faire croire qu'on a besoin d'un peu de sous et que c'est temporaire, c'est comme se planter un pieu dans le cœur, et ça a seulement une saveur infâme, c'est le sifflotement de l'échec qui s'approche. Benjamin, mon futur formateur, s'approche. Je ferme mon carnet et le pousse sur le côté. Un grand sourire lui refait son visage enfantin, et il me tend la main, que je suis bien obligée de serrer.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant