Chapitre 22

6 1 0
                                    

Aujourd'hui, Dans Sa Caravane, 

EDGAR — Ouvrir les yeux, une fois, deux fois, trois fois, enfouir son nez dans la couverture, éviter les rayons d'un soleil ravageur. Les aiguilles de pin claquent sur le toit de la caravane. Un rythme soutenu, le vent siffle. La bille d'acier, elle, toujours elle, me perce le ventre. Fermer les yeux, ouvrir les yeux, souffler, tendre la main, trouver, trouver quoi, rien, tâtonner sur la table basse, qui n'est pas vraiment une table basse, mais une enceinte. Se réveiller.

Je me redresse dans le lit. Je frotte mon visage. Je bâille. L'heure, quelle heure. Quatorze heures trente, à quelques chiffres près.

Je me lève, je prends pas la peine de m'habiller. Je vais me faire un café, frappe une fois sur la Senseo pour la motiver, et me pose sur la banquette au fond de la caravane. J'observe les particules voltiger dans l'air, toutes les particules, et c'est le silence. Enfin, non, bien sûr que non, c'est jamais vraiment le silence, il y a constamment un grincement, un couinement, un chuintement, le frigo qui soupire, une cloison qui se tord, un filet d'air qui pénètre, mes dents qui crissent, mes doigts qui arrachent de la peau à n'importe quel endroit de mon corps, et ces petits bruits, eux, ils sont insuffisants pour consumer mes pensées. Elle, elle arrive à se faire plus forte, toujours plus forte, elle vrombit, et les images d'un effondrement immédiat se répètent, le bateau coule mon capitaine, et avec ça, mes chevilles sont coincées dans le bois, et je me noie.

Je me déplace dans la caravane, j'ai pas le choix si je veux continuer de respirer. J'attrape mon téléphone, je le branche aux enceintes, et lance un titre de Normal the Kid. Ensuite, je fouille sous l'évier, et je sors la boîte magique. J'essaye d'ignorer la douce poudreuse, il faut la préserver, et je me roule un splif. La voix angélique du chanteur me provoque un spasme et je me concentre sur mon effritage, pourtant je ressens le trou se creuser en moi, et la substance de mon être se vider sur la table.

J'allume mon joint, j'inspire fortement, une fois, deux fois, trois fois. Je pose ma main à plat sur la table, et je tends la fraise du joint vers elle, lentement, je frôle la base du poignet, je sens sa chaleur, et je l'écrase sur ma peau. La douleur serpente, je résiste, je sais le faire, je sais avoir mal, je crois, ma chair se consume, le sang se met à bouillir, et à glouglouter. Mon corps s'apaise, pour le moment. Je remets le joint à mes lèvres, et je vais à la salle de bain pour passer de l'eau froide sur le nouveau trou qui me rapproche encore plus de l'emmental que de l'homme.

Je fume encore un peu, les pieds sur la table, en ayant la tête posée sur la vitre, et enfin, je me sens suffisamment calmé pour m'y mettre. J'ai un devoir.

Je commence à l'observer. C'est toujours une question d'appropriation, il faut du temps, c'est comme de la séduction — même si je sais pas vraiment faire ça — puis je m'avance, je tourne autour, j'attends presque son accord, son appel, son envie d'être avec moi, et de me laisser faire, et quand il est prêt, et quand je suis prêt, je m'assois sur la banquette de piano. Mais je me mets pas tout de suite à jouer, je passe d'abord ma main sur les touches sans les actionner, je fais ça minutieusement, j'en oublie aucune, les blanches, les noires, des plus graves, jusqu'aux plus aigus, des plus aigus, jusqu'aux plus graves, et je peux enfin allumer mon synthétiseur. C'est ma mère qui me l'a offert, elle pensait que ça m'aiderait, et je crois que, sur ce coup, elle avait raison.

Au-dessus de mon synthétiseur, j'ai bricolé une sorte d'étagère/bureau, qui me permet d'y mettre mes partitions, mais surtout mon ordinateur et ma table de mixage. Je compose. J'essaye. Parfois, j'y arrive. Parfois, j'abandonne. Souvent, je pleure. Des fois, je souris.

Je reprends ma nouvelle partition depuis le début, je dois la lire plusieurs fois, au vu de toutes les corrections que je lui ai faites avant de me lancer. Mes doigts sont toujours crispés au début, comme si l'huile des articulations — s'il y a de l'huile là-dedans — mettait du temps à arriver, et que les muscles, eux, devaient chauffer, et se détendre, comme courroies des machines. Puis, j'ai mal au poignet.

Après avoir rejoué une dizaine de fois le morceau en cours, mes mains deviennent plus fluides, flexibles, mes doigts incroyablement souples. J'ai plus mal à l'auriculaire, quand celui-ci, je dois le lancer sur une note plus lointaine, le majeur ne se sent plus contraint sous la gymnastique que lui imposent ses potes à côté, et mon esprit, lui, se fait engloutir dans une sorte de tunnel, où les parois sont si épaisses, qu'elles ne laissent aucune autre pensée passer, et faire d'incursion.

Je ne vois plus que musique, musique est à moi, et en moi, musique vibre et création l'accompagne, je transforme les notes, et leur temporalité, j'étoffe une mélodie, je la modèle à mon envie, elle prend des teintes, que je corrige, et chacune des sonorités est étudiée avec profondeur, elles viennent percer mes tympans, pour me donner un shoot d'extase, alors que je me balance de droite à gauche, pour sentir l'ivresse jusqu'à mes doigts de pied. Je ferme les yeux, j'ai besoin d'eux seulement pour gribouiller avec mon crayon. Je fredonne ce que je pourrais continuer et ce que je continue, j'ai oublié qui j'étais, plus de Edgar, plus de genre, plus d'âge, simplement un outil qui provoque du son. Quand je finis une partie, j'attrape mon critérium :

« C'est la nouvelle ? »

Tout mon être est traversé par un sursaut infect, et je manque de me ramasser de ma banquette. Pomme est là, debout, un sourire immense sur ses lèvres rouges, une robe jaune à col rond flanquée de fleurs bleues.

« J'aime beaucoup. »

J'ai encore une main sur le torse, terrifié, avant de réussir à bafouiller.

« Mais qu'est-ce tu fous là ! »

Son visage s'affaisse :

« Je t'avais dit que je passerais cet après-midi ! »

C'est vrai. Sauf que je savais plus quel après-midi ça devait être, puis je sais même pas quel jour on est :

« Tu peux pas taper avant d'entrer ! »

Je suis en colère, et elle aussi maintenant, elle monte immédiatement dans les aigus :

« J'AI FRAPPÉ ! Mais t'as pas réagi ! »

J'ai bien envie de lui dire que c'est pas une raison. Mais elle s'intéresse à autre chose maintenant : le joint à demi-consommé dans le cendrier, qu'elle attrape avant moi qui bute dans le cendrier et le fait s'envoler, pour qu'il s'écrase sur la moquette tachée. Elle déchiquette mon bédo, et je montre les dents en grognant, alors qu'elle croise les bras :

« C'est où le reste. »

Je hausse les épaules :

« Je vois pas de quoi tu parles.

— T'avais qu'un seul joint.

— Ouais.

— Tu mens.

— Non. »

Elle se penche vers moi, et répète :

« Tu mens. »

Je me lève, j'aimerais la prendre par les deux épaules, la déplacer comme un meuble, et la remettre dans sa voiture, avant de l'expédier de l'autre côté de la terre, mais j'ai de nouveau mal au cœur. Je grimace en déclarant :

« T'as vraiment envie qu'on passe l'après-midi à ça ? »

Elle souffle :

« Non, effectivement... effectivement. »

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant