Chapitre 53

3 0 0
                                    


EDGAR — Assis sur le muret à l'arrière de la baraque, je tire sur mon spliff et recrache quelques nuages vers le ciel. Ici, je suis bien. J'en pouvais plus de toutes les voix qui commençaient à se souder ensemble pour n'être plus qu'une grande masse dissonante. C'était infernal.

La voûte céleste au-dessus de moi scintille de tous les côtés. Ça me dérange pas trop, même si j'ai l'impression que tout bouge de manière anarchique. En fait, ça m'apaise.

Sauf ce crissement de chaussure qui me fait sursauter. Je m'apprête à me tirer en courant dans le champ ou de l'autre côté de la bicoque, peu importe. Mais la forme qui s'approche de moi, dans un rayon de lune, je la reconnais et je m'arrête net.

Elle se stoppe loin de moi, m'observe un moment, puis avance, chancelante, la tête baissée. Arrivée à mon niveau, ses yeux me scrutent, et je dis simplement :
« Encore un petit coup dans le nez ? »
Elle souffle du nez :
« Ouais. »

Elle se cale contre le muret en croisant les bras, avant de laisser sa tête partir en arrière et de commenter :
« Ça clignote bien ce soir.
— Ouais, ça me file la gerbe si je regarde trop longtemps.
— À moi aussi. »

Elle me fait un signe des doigts pour m'indiquer mon joint, et je le lui passe. Elle tire une taffe de daron et me la recrache dessus, au point de me rendre aveugle. Je bats des mains avant de demander :
« T'aimes pas la fête ? »

Elle lâche un drôle de rire avant de gratter sa joue. Sur cette joue, il y a des milliers de grains de beauté comme les étoiles là-haut. Mais eux, ils ont le mérite de rester statiques. Ça me fait penser à ces jeux dans les bouquins pour gosses où il faut relier les points pour en faire un dessin, et je me retiens de me marrer en imaginant ce que je pourrais y découvrir en la gribouillant, alors qu'elle répond ennuyée :
« Nan, pas trop. Ben et Pomme sont en train de débattre sur la septicémie, Fabien est au trente-sixième dessous, et Audrey, bah c'est Audrey quoi, elle prêche la bonne parole.
— Bien fait de me barrer alors. Et tes deux amies ? »

Elle se voile soudain et crache :
« C'est salaud ton petit coup, là. »
Je récupère mon tarpé de ses mains et elle tend les siennes pour l'intercepter. Je lève le joint au-dessus de ma tête pour l'emmerder, et elle s'offusque :
« Allez ! Là ! »

Je l'imite en riant. Moi, cette fille, elle me fiche de bonne humeur, justement parce qu'elle se fiche du monde. Sauf qu'à ce moment, je crois que je l'ai mise en colère. Elle serre les poings et me regarde franchement comme si j'avais poussé son père dans les orties. Je lui rends le joint sans faire d'histoire. J'aimerais bien savoir ce qui la met en pétard comme ça, mais avant que j'aie le courage de demander, elle fouille dans la poche de sa canadienne et en sort une feuille. Elle la déplie et me la colle sous le nez. Dans la nuit, dans l'ombre, j'ai du mal à voir et comprendre les lignes, mais je reconnais tout de même ma patte de barbouilleur. Je hausse les épaules :
« Ouais, bah. Ouais, c'est assez minable. »

Elle m'observe comme si j'étais vraiment un abruti de compétition, et finit par secouer la tête en levant les yeux au ciel. Elle ouvre son sac en cuir qu'elle porte en bandoulière et tapote sur la tranche de son carnet. D'un coup, j'ai des sueurs froides, le cœur qui claque, et tout un tas de sensations insupportables qui me montent au cerveau. Pour m'assassiner, elle prononce lentement, en articulant chaque syllabe :
« Le marginal. »

Sur ce coup, j'ai rien à dire pour ma défense, et je peux que me punir mentalement d'être un pareil trou du cul. Si elle me demandait pourquoi j'ai fait ça, j'aurais absolument pas de raison logique non plus. Finalement, elle s'adosse au muret à côté de moi, et je flippe de m'en prendre une. Mais rien. J'entends seulement les hennissements des chevaux, son souffle à elle, réfléchi, le mien, qui bute, les herbes qui se frottent entre elles, mais rien de plus, surtout pas sa voix, que je crois aimer écouter.

Un nouveau nuage de fumée déborde de ses lèvres, et je pourrais presque percevoir le craquement de ses alvéoles. Mais non, je me prends un coup dans le bras, et elle me rend mon joint dans un geste souple, pose le dessin sur le muret, et tourne les talons, sans rien de plus.

J'écrase mon spliff par terre, et c'est mon estomac qui se met à faire la ola. Excès de cheval, ou la méga bourde qui vient de se passer ? J'ai pas trop de doute là-dessus. Maintenant, je me sens pris au piège. Si je reviens, elle sera là à me regarder en chien de faïence, Pomme grincera dans mes oreilles, Ben hurlera à m'en décoller les tympans, et Fabien, simplement sa présence suffirait à me mettre mal à l'aise. Il y a qu'Audrey qui pourrait chantonner pour régler mes problèmes, mais tous ces pouvoirs sont annulés en présence des autres. Alors, je me dis que je devrais fuir. Ouais, je vais fuir en fait, c'est une stratégie digne de ce nom, et je me mets à marcher, tête baissée, bien honteux comme le cloporte que je suis. Je fais le tour de la maison et m'apprête à rejoindre mon scoot en catimini, mais des grondements sourds et des hurlements me font lever le nez.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant