Chapitre 73

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Dans le Centre du Village,

EDGAR — J'ai besoin de la croiser, courant partout avec son plateau, j'ai besoin qu'elle prenne ma souffrance, qu'elle en fasse une boule et la piétine. Je me doute que ce soir, je risque aussi de me farcir Ben, ou Fabien qui doit déjà être au courant. Peut-être qu'il serait en joie finalement, c'est comme lui rendre service à ce que j'ai compris.

Mais elle, j'ai besoin de la voir, pour qu'elle me dise les choses, qu'elle trouve encore de la justesse tout autour de moi, et j'arrive en galopant sur la place centrale du village. Ce soir, j'ai même fait un effort, j'ai mis un jean, j'ai balancé mes cheveux derrière mes oreilles, je me suis rasé, et je suis ridicule.

Et maintenant je déambule le nez en l'air. La nuit est déjà là, et ici, c'est un joyeux bordel. Un set DJ bat son plein, les gens se déchaînent, et je dois me faufiler entre les corps pour réussir à m'approcher du bar, qui a ses portes grandes ouvertes. De l'entrée, je vois un serveur s'extraire, et c'est Ben qui tourne sur lui-même pour servir les assoiffés. Je me dis que si je vais à sa rencontre et lui demande où elle est fourrée, il va encore me lancer du feu avec ses yeux, alors je change de plan et cherche dans les masses agglomérées, en évitant de le croiser.

Puis, d'un coup, alors que je me perds dans les attroupements, quelqu'un me saute dessus, des bras s'emballent autour de mes épaules, et je me courbe en avant, en essayant de pas me gameler. J'ai un spasme dans les côtes, en imaginant déjà Fabien vouloir régler je ne sais quel compte farfelu.

En fait, ce soir, j'ai l'impression d'être traqué par tout le monde. Mais les poignets fins, et grumelés de taches de rousseur qui me serrent, je les reconnais immédiatement, et des lèvres se collent sur mes joues. Steve me lâche enfin, avant de me chopper par le coude :

— T'es venu, mon p'tit chat !

— Euh, ouais. Fallait bien.

Il me jette un clin d'œil :

— Il est où ton fruit pourri ?

Je hausse l'épaule en hochant la tête par la négative, signe que j'en sais rien, et que je m'en fiche, avant de demander :

— T'as vu Elisabeth ?

Il acquiesce grandement, un sourire jusqu'aux oreilles :

— Yes, sergent Carotte est fourrée avec nous. Et y a Tony ! Faut que je te le présente.

Le fameux. Steve me traîne avec lui, alors que j'essaye de plaquer mes cheveux en arrière pour avoir un air potable. Son mec, j'avoue que je le remarque pas, et même que je m'en fiche, je crois lui serrer la pince sans réellement être présent, parce que c'est elle qui est assise à côté, à siroter son verre, en me lançant un regard qui m'aspire littéralement, m'embrase les oreilles.

Elisabeth me sourit tendrement — je veux imaginer que c'est de la tendresse que je vois, même si ses yeux m'expliquent qu'elle est déjà plus vraiment avec nous. Arrivé à son niveau, elle m'embrasse les joues, et je fais tarder ce moment pour sentir un peu de son parfum, qui me fait oublier que j'ai eu une journée de merde.

Je m'assieds sur la banquette en palettes, entre elle et Steve. C'est la meilleure des places dont je pouvais rêver. Au milieu d'eux, j'ai plus rien à craindre, et je me détends enfin, même si en vrai, je suis pas si calme que ça, j'ai le palpitant en vrac, et je sais même plus comment me tenir ni comment respirer. D'ailleurs, dès que je pense à mes soupirs, j'ai la curieuse sensation de m'étrangler, pourtant ça, je le fais depuis la nuit des temps, mes poumons et mon cerveau maîtrisent ça, mais là non, ces crétins ont comme oublié comment on s'y prenait.

Elle, elle a pas l'air d'étouffer ni de s'étourdir, non, elle ballotte au gré de la musique, et je finis par demander à son oreille ce qu'elle a pris. Elle glousse avant d'approcher sa bouche :

— Exta... extasy !

Je sais de qui ça vient, et je pivote pour m'accrocher à mon rouquin préféré :

— T'as pas une douceur pour moi ?

Il m'observe d'un air malicieux, en ronronnant :

— Une petite douceur ?

— Oui, toute douce.

— Il me reste que des champignons tout magiques.

La dernière fois, l'expérience m'avait laissé un peu dubitatif. Mais j'ai déjà la bouche ouverte. Une fois le tout avalé, je m'étale sur la banquette, jusqu'à ce que les effets se pointent. Et pour une fois, la soirée coule toute seule, la musique est bonne, les gens sont beaux, Elisabeth est là, tout près, Steve est cool, comme toujours, Tony, je m'en fiche, et la lumière qui sautille dans l'air me fait phaser sans souffrir. J'aimerais que le son soit plus fort, qu'il fasse trembler jusqu'à l'intégralité de mes os, que je sache que j'ai de la moelle même.

Mais Ben finit par débarquer pour prendre commande, et là, je me sens un peu partir. Après ça, il me claque la bise, avant de me demander de le suivre, et là, je suis plus si serein. Ses yeux verts rentrent dans les miens et il dit solennel :

— J'ai appris.

Je souris bêtement, sans rien répliquer, et il reprend :

— Ça a l'air d'aller.

J'acquiesce nerveusement, et il questionne :

— Pourquoi ?

Je hausse les épaules, en répondant platement, pour tenter de rester debout :

— Elle se tape Fabien.

Il pince les lèvres en scrutant le vide, avant de grimacer :

— Pas cool.

— Nan, pas cool.

On se regarde un moment, avant qu'il me montre la foule.

— Bon, faut que j'y retourne, sans Elisabeth, c'est merdeux. Par contre. Je suis ton pote. L'oublie pas.

Je reste bête en bavant un :

— De quoi ?

Et il est déjà parti. D'ailleurs, je comprends même pas pourquoi elle est assise à picoler, au lieu de bosser, mais à vrai dire, c'est pas bien dérangeant. Je reviens me poser avec eux, sauf que je suis obligé de prendre place à côté d'une fille en robe rouge, car Elisabeth s'est collée à Steve et que la fille, s'est fichée à côté d'elle.

Comme je suis bien défoncé comme une huître, ça c'est sûr, je la fixe. Surtout ses cheveux, elle arbore un carré d'un carmin flamboyant, avec une frange qui fait un rouleau sur son front, et cette frange se met à tournoyer sur elle-même, comme les brosses d'un lavage automatique. Alors j'approche mon visage du sien pour comprendre comment cette dinguerie est possible, et cette fille pose sa main sur mon genou en gloussant. Je baisse la tête, ses talons d'au moins 10 centimètres sont verts, genre pistache, et ça me perturbe.

J'ai envie de les toucher. Je lui attrape un de ses pieds et le secoue. Elle rit à s'en décrocher la mâchoire, et je trouve que sa bouche est surdimensionnée. Elle, elle a l'air de bien s'amuser, sauf que ce qu'elle comprend pas, c'est que c'est très sérieux cette histoire.

D'un coup, toute sa face se retrouve devant la mienne, et je rentre le menton pour reprendre des distances, parce qu'en vrai, elle me fiche la trouille. Son visage est tout plat, ou alors, c'est parce que mes yeux n'arrivent plus à capter la perspective. Elle bat des cils avant de se mettre à sourire, et je me rends compte que sa bouche est de la même couleur que ses pompes. Puis l'image disparaît et elle colle ses lèvres à mon oreille pour brailler :

— TU veux danser ?

Je me recule d'un coup en la bousculant, et beugle :

— NON !

Elle hurle de rire en avançant une main vers moi — je remarque une tache de rouge à lèvres sur ses incisives. Je tape sur son poignet, et fous mes pieds sur la banquette, puis passe par-dessus elle, avant de me glisser derrière Elisabeth en criant encore :

— BAS LES PATTES SALADE VERTE !

Je gigote mon pied devant elle, dans un équilibre précaire :

— FUIS !

Puis m'effondre lâchement sur Steve et Tony, en fichant un coup de pied dans le crâne d'Elisabeth qui jappe de douleur à son tour. La fille, debout, les poings sur les hanches, a son visage qui se transforme en une sorte de bordel sans nom, et au vu des insultes qui sortent de sa bouche, j'ai l'air de l'avoir foutue en rogne :

— C'est quoi cette sale merde !

Elle tourne les talons, et déguerpit, alors qu'Elisabeth m'envoie un coup dans le ventre en riant. Steve et Tony sont dans un état total d'hilarité, et je me dis que j'ai au moins refait leur soirée là.

Quand ils se calment, et que Steve me caresse les cheveux pour me détendre sous l'œil sévère de Tony, je me dis que ça fait un petit moment que je trippe et que ça devrait finir par s'apaiser. Elisabeth se colle à moi, en gloussant, et commence à m'expliquer dans l'oreille le pourquoi du comment elle se retrouve le cul ici, et non en train de faire la chaudasse dans le bar. Je trouve son histoire à la fois délirante, et à la fois dramatique. Je l'écoute attentivement, même si je sens qu'une certaine tristesse se glisse en elle, enfin, j'imagine, et soudain, je pense que je pourrais me rapprocher d'elle, que ce serait l'instant idéal, pourtant, j'ose pas, je préfère l'entendre parler sans discontinuité, et ensuite lui raconter à mon tour mon après-midi chaotique.

Forcément, d'en bavarder, ça me donne des hallucinations, et au loin, dans la foule qui se trémousse, comme une apparition maléfique, je distingue Fabien. Je ferme à plusieurs reprises les paupières pour tenter de le faire disparaître, mais c'est sans effet. À son tour, Elisabeth se fige, et le bougre est réel en fait, et même qu'il s'avance vers nous, qu'il devient plus grand, finalement, c'est un géant, un colosse, et là, il me surplombe. Vu son pas et son expression, je suis persuadé que c'est pour moi qu'il vient, et il va même me coller une patate sortie des tréfonds de l'univers. Avec ça, je vais m'envoler jusqu'au point infini, ça va être sale, et je vais perdre les dernières dents que j'ai. Du coup, je sers la mâchoire, parce que j'y tiens à ces putains de dents. Mais j'arrive pas à attraper son regard, pour faire genre je suis un dur de dur, gonfler le torse, et montrer que moi aussi, parfois j'en ai dans le pantalon — à vrai dire, là, je suis plutôt mou, un peu comme une méduse en train de crever.

Tout proche de nous, je comprends que c'est vraiment pas moi qu'il zieute, et il nous passe à côté, en poussant d'un coup de main le verre de vin qui trônait sur le tonneau devant Elisabeth. Elle se prend tout sur le débardeur. Sa réaction est immédiate ; elle hurle en bondissant vers lui, alors que lui s'éloigne pour l'éviter en soufflant :

— Sale pute.

J'aimerais trop défendre ses valeurs, comme les hommes d'un temps ancien, mais on est au 21e siècle, et je suis tellement défoncé que j'arrive seulement à m'accrocher à son bras, pour la retenir, pendant que Steve s'est levé pour se placer devant elle, et l'empêcher d'aller arracher la tête de Fabien — ce qu'elle aurait fait avec brio, j'en suis sûr, je l'imagine danser à côté du DJ avec le crâne blond dans une main, qu'elle secouerait comme une épileptique.

Là, la foule nous dévisage, ça c'est clair, et Steve réussit à canaliser Elisabeth, qui balaie tout le monde du bout des doigts, en lâchant :

— J'vais danser.

Elle s'avance vers les gens qui se dandinent, puis se tourne une dernière fois vers moi, pour me lancer un sourire amusé, avant de se faire happer.

Moi, maintenant, j'essaye de comprendre son regard, de décortiquer cette information, que je crois qu'elle a voulu me communiquer, je suis même persuadé que c'était un code, un truc que les filles font et que moi, je pige jamais, mais que là, j'ai vraiment envie de capter, et je me redresse sur ma banquette, comme si j'espérais que les neurones qui me restent, à haute altitude, se connectent mieux entre eux.

Et je la vois, là, dans la foule, elle est centrale à tous, les bras en l'air, le nez qui touche les étoiles, elle se tortille, mon cerveau ralentit certains passages, et la voilà qui saute sur place quand les beats se mettent en émoi en secouant sa tête dans tous les sens. Ses cheveux sont comme magiques, ils volètent autour de son visage, et quand la mélodie renaît, elle bouge le bassin, ses courbes se déforment à volonté, même les os de ses hanches à nues s'étendent, et elle fait un tour sur elle-même, elle se baisse, ses coudes remuent, ses poignets si souples ondulent, et les paupières closes, elle donne l'impression de devenir une déesse, de faire plus qu'un avec la musique, alors que les lumières électriques sont un halo qu'elle porte sans se soucier. Peut-être que personne la remarque, mais moi, je vois qu'elle, et elle, elle scintille, c'est le feu ardent au centre d'une nuit d'été, et je me lève. Je veux danser moi aussi, je veux avoir le courage de m'éclater, de partager une bouffée de bonheur.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant