Chapitre 59

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Il y a Longtemps, Devant la Maison de Papy

— Mamie m'a laissé sortir aujourd'hui, alors que j'en avais pas envie. Je suis fatigué. J'ai mal. Je veux rester allongé, même si c'est dans le puant et l'humide, même en ayant les jambes repliées sur moi. Non, vraiment, tout est douloureux, même marcher est pénible. Pourtant, Mamie a essayé de soigner mes dents, mais c'est trop grave, elle a dit que je dois voir un docteur, Papy décidera, plus tard, peut-être. Et elle insiste, il faut que j'aille dehors, que je cours, que je m'amuse, que je saute, que je fasse toutes ces choses-là. Je sais pas pourquoi. Et je veux pas.

À force, je finis par me résoudre. Et je me mets à traîner à l'arrière de la maison, devant la véranda. Avec mes doigts, je gribouille des formes sans sens sur les vitres sales comme un robot. Je fais ça un moment, jusqu'à apercevoir une marque gluante sur un des coins des carreaux. Je m'accroupis pour mieux voir, et c'est un escargot qui a dû passer par là. Je suis sa trace, mais ça disparaît dans l'herbe. Alors, j'avance tout droit, en me persuadant que je finirais bien par le retrouver. Je pourrais peut-être le mettre dans ma poche ensuite, pour l'avoir avec moi, peut-être que je pourrais lui donner un nom.

Mais en marchant à l'aveugle, la chaleur m'écrase, elle rend ma bouche plus pâteuse, la douleur plus vive, j'ai la tête qui tourne, j'ai faim, et j'ai presque l'impression de devoir ramper pour aller jusqu'au bosquet plus loin où quelques arbres s'étirent vers le ciel.

À l'ombre des pins, je me mets à fouiller sous les cailloux. Difficilement, sans force, les pierres, je les soulève une à une, mais je croise que des cloportes qui se roulent en boule dès qu'ils me voient. Je les tapote avec le bout de l'index, et ils restent comme ça, murés dans leur monde. Je finis par leur rendre leurs pierres, avant de continuer. Le bruit des grillons sonne plus fort, et parfois je m'arrête pour prendre le temps de les écouter. C'est bizarre, car je sais ce qu'est un grillon, je les entends tout le temps l'été, mais j'en ai jamais vu. C'est un peu comme le vent ou cet escargot que je cherche.

Je continue de m'éloigner de la maison. En vrai, c'est pas souvent que j'ai le droit, ou que Mamie me surveille pas. Et, oui, j'en profite pour aller plus loin encore, même si je suis vite épuisé. Et je m'arrête net quand je perçois les épines des pins craquer. Une parole sonne dans l'air :

« C'est qui lui ? »

Je sursaute, recule, trébuche sur une pierre, et tombe en arrière, ma tête frappe le sol, et je suis tellement affaibli en ce moment que je me retrouve complètement sonné. J'entends des voix grésiller au-dessus de moi :

« Tu crois qu'il est mort ?

— Mais non !

— T'as vu sa bouche ? Elle est bizarre, nan ?

— J'avoue, on dirait qu'elle est toute cassée.

— Mets ton doigt pour regarder.

— Pourquoi moi ? T'as peur ?

— Nan, mais c'est dégoûtant.

— Tsss, trouillard. »

Une pression sur mes lèvres me provoque une douleur affreuse et je me redresse d'un coup, je recule en lançant mes pieds à tout va, et je me blottis contre un pin. Je tourne la tête dans tous les sens pour savoir où je suis, et une fille blonde s'agenouille à côté de moi en prenant mon poignet, j'essaye de résister, mais elle a plus de force que moi. Elle demande, douce :

« Ça va ? »

Je hoche la tête par la positive. Et un garçon, lui aussi blond, apparaît de l'autre côté :

« Je suis pas convaincu — il se penche vers moi, en fronçant les sourcils — t'as... — il pointe mon visage — et t'es tout... — il montre mon ventre découvert — t'es maigre. »

La fille grimace en m'observant de la tête aux pieds, avant de poser une question :

« T'es battu ? »

J'ouvre grand les paupières, en répétant à plusieurs reprises des « non » qui ressemblent à des cris de chiot. La fille s'attelle tout de même à vérifier mes poignets, elle glisse ses doigts sur les croûtes, alors que sa figure se déforme de plus en plus, et je l'observe discrètement, passer ses yeux sur moi.

Elle demande :

« Ça va ? »

Son regard est doux, et mon visage se décrispe en partie. Je bloque à cause de sa peau rosie, ses joues ont bruni au soleil et sa bouche ressemble à des marshmallows, sa manière de se tenir, elle aussi me perturbe, elle bouge comme les dames de la télé dans les émissions anciennes, oui, celles avec les grosses robes, qui gloussent toujours en secouant leur éventail devant leur nez, alors que des beaux garçons leur embrassent le dos de la main. En fait, cette fille, c'est la plus belle que j'ai jamais vue, même que toutes celles de la télé font pâle figure à côté d'elle, même celles de Charmed. Elle est si jolie que j'ai du mal à respirer, et j'essaye de me concentrer sur sa robe jaune floquée de tournesols, ou la chaîne en or qui lui tombe sur le plexus, et révèle une croix, mais automatiquement mes yeux reviennent à son visage, surtout quand elle remet ses cheveux dorés derrière ses oreilles rondes.

Quand elle prend ma mâchoire entre ses doigts, je tremble de tout mon être et grimace de douleur, mais étrangement le bleu de ses iris qui me saute dessus me calme. Elle demande :

« C'est qui, qui te fait ça ? »

À ce moment-là, je voudrais qu'une chose, c'est pleurer dans ses bras, partir avec elle, mais la peur, celle qui me ronge jusqu'à la moelle, me fait remuer la tête et bafouiller :

« Per... personne. »

Le garçon à côté, lui, le visage sévère et sérieux, s'est accroupi, et garde la tête penchée sur le côté, en s'adressant à elle :

« Il ment, nan ? »

Au même moment, j'entends la voix de Mamie qui hurle mon prénom, et là, il faut vraiment que j'y retourne, avant que Papy arrive. Je me redresse d'un bond malgré tout. Je tente de passer entre eux, sans un mot, et lui me maintient par le poignet :

« Non ! Reste là ! Attends ! »

La fille me retient de l'autre côté :

« On va t'aider ! T'inquiète pas ! T'as pas besoin de rentrer ! »

Même avec la bonne volonté du monde, eux deux, ils sont plus grands que moi, ne pourront rien y faire, Papy l'attrapera elle par le cou, et lui écrasera le visage sur son établi, et lui, il lui roulera dessus avec sa camionnette. Dans la poubelle, il y aura des cheveux blonds tachés de sang, avant que ce soit mon propre corps. Et tous les trois, on finira en enfer. Alors, ce qui me guide là, c'est l'instinct de survie, le mien, mais aussi l'envie de pas les foutre dans mon pétrin, et je les bouscule tous les deux, je me mets à courir comme un dératé, je puise dans mes muscles les maigres forces qui me restent, et derrière, j'entends encore cette voix angélique :

« C'est celle-là ta maison ? »

Je me retourne paniqué, en hochant la tête par la négative alors qu'elle désigne du doigt la bâtisse de Papy. Les mains en porte-voix, elle hurle :

« On va te sortir de là ! »

Je lâche un râle roc, j'ai envie de les supplier de rien faire, mais aussi, je dois absolument rentrer, sinon c'en est fini pour moi, et je me remets à courir en direction de la maison. Je rejoins au plus vite Mamie sur le perron, la trouille dans le ventre. Elle m'ouvre la porte de la véranda, et chuchote paniquée :

« Il est dans le garage, vite ! Remonte ! »

Je tourne une dernière fois la tête, et derrière les bosquets, je les vois. Ils sont cachés dans un buisson d'épines, leurs cheveux blonds prennent parfaitement la lumière du soleil, ils esquissent un geste de la main à mon égard, avant de partir en courant. Et je pars de mon côté me planquer dans mon endroit, en vomissant de la bile et du sang dans mes paumes.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant