Chapitre 27

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ELISABETH — C'était ça, ou l'atelier de 9 m², le choix était mauvais visiblement.

Je me suis éclipsé sur le balcon. Maintenant, je ronge ma haine, priant pour qu'elle s'écrase et cesse de déborder. Mais cette rage ne s'efface jamais ; elle s'imprime dans ma chair, s'enfonce et commence à me percer les os.

Je rallume le joint que j'ai piqué au groupe et j'essaye de me concentrer sur le paysage, retenant mes dents de se briser les unes contre les autres. D'ici, accroché à la rambarde, j'aperçois l'étang de Berre, où quelques points aux éclairages précis flottent. Je crache ma fumée, tout se voile, puis le ciel réapparaît, il est instable, tout clignote sans cesse, avant de devenir des tourbillons de lumière. Je comprends Van Gogh, du moins, ce qu'il a vu.

Je sors de mes rêveries picturales quand la porte vitrée claque derrière moi. Une masse sombre s'étale sur la rambarde, et j'ai un réflexe instantané, j'attrape ce qui s'apparente à un pull et retiens l'individu, de peur qu'il se jette. Après coup, je me dis que le gars ne serait pas tombé, et je le lâche.

Il halète, et enfonce son visage entre ses mains, gémissant. Je tapote sur son dos :

« Hé, respire un coup. »

Il se ventile du bout des doigts, en prenant plusieurs inspirations, et tente de repousser ses mèches en arrière, sans réussir. Il reste accroché au métal raclé de la rambarde, raide, la tête ballante :

« Si tu vomis, fais-moi plaisir, fais ça par-dessus bord, et pas sur moi. »

Une voix abîmée émane de la forme tordue à côté de moi :

« Ouais... ouais... j'ai putain de soif... Ça va pas là... »

J'avance la main pour lui gratter l'épaule, et me ravise en me disant que je hais faire ce genre de truc de fausse compassion. J'ouvre mon sac en bandoulière. Il se redresse et je reconnais Edgar, le visage sacrément défait. Je tire de mon sac une bouteille d'eau miniature — toujours avoir une bouteille d'eau en soirée, on ne sait jamais ce que l'on gobe, et là, je n'ai toujours rien à me mettre sous la dent, mais visiblement d'autres ont trouvé.

Je lui tends mon eau, et il reste bête en fixant mon sac ouvert, je baisse les yeux en cherchant à comprendre ce qui le turlupine, et mis à part mon carnet de dessin et mon portefeuille, ça demeurera un mystère. Je referme mon sac d'instinct. Il attrape la bouteille, qu'il ingurgite en deux gorgées. Je me rappuie à la barrière en soufflant :

« Eh ben... au moins tu sais pourquoi tu vas nous faire une galette. »

Il s'affale à demi à côté de moi. Je le sens tanguer de là :

« T'as pris quoi ?

— Champi. »

Je lui souhaite, mentalement, bien du courage, et je suis aussi jalouse. Je lui donne un coup de coude et lui tends mon tarpé :

« Ça va te détendre un peu. »

Il l'attrape de deux doigts, et se l'enfonce dans le bec pour en arracher une belle latte. La fumée qu'il recrache tournoie dans sa barbe éparse, et il retire ses lunettes de vue en clignant des yeux, avant de les remettre sur son nez. Il me rend mon dû, et j'entends un petit rire et sa voix mâchée :

« Bientôt... sur la place — il me montre de l'index le parvis où la fontaine crachote — t'auras des 33 tonnes de touristes gras qui viendront les larguer à même les dalles... je les vois déjà. »

OK, il est en plein dans son trip. J'ai que ça à faire, alors je joue le jeu :

« Et ça te fait chier ?

— Bien sûr, parce qu'ils sont pleins de graisse, et surtout pleins de fric... ils vont nous narguer... là... ils tombent du nord... t'en as qui parleront un dialecte étranger...

— L'allemand ? » « Ja. » « T'es sérieux là ? Et t'appelles ça un dialecte ?

— Ouais. Je fais ce que je veux... et les touristes... ils baragouineront comme ça, et la sueur... partout. T'auras des nappes... quand t'iras à la plage, t'auras pas besoin de crème, tu te trempes... et hop... C'est des conneries tout ça... peut pas y avoir autant de gens qui suivent le mood.

— Quoi, tu crois qu'il y a des usines peut-être ?

— Ouais. Grave. Des usines à touristes, et c'est grâce à la friture de tous les restos qu'on peut faire une telle prouesse — il se coupe — il est où, Steve ?

— C'est qui Steve ?

— Le Steve.

Je reste stoïque.

« Mon Steve. »

Je pince les lèvres, il écrase sa main sur mon visage en sifflant :

« Laisse tomber. »

Puis il reprend :

« Les touristes, on les remplit comme des éclairs au chocolat. Ouais, c'est comme ça qu'on fait.

— Mouais, pas besoin d'usine pour ça, ton truc ça existe bien.

— Nan, pas possible, y en a trop.

— Et tu t'es pas dit que c'était la société qui avait fait en sorte que tout le monde se comporte de la même manière ? Comme le débat de la bande d'imbéciles dedans ? »

Il m'observe, offusqué :

« Ça se peut pas !

— Si, si, ça se peut — je regarde le joint que j'ai dans la main, avant de le secouer devant lui — si, même que c'est elle qui fait en sorte que chaque mois tu payes ton tabac plus cher, parce que c'est pas bon pour le corps, mais visiblement pas suffisamment mauvais pour l'interdire, et se faire de la manne dessus.

— T'es en colère.

— Je suis tout le temps en colère et toi t'es super défoncé.

— Ton truc, ça a aucun sens.

— Ce qui a aucun sens, c'est que je puisse pas décider de comment je vais crever sans être obligée de me niquer le moral dans un 35 heures payé des clopinettes, parce que j'ai pas eu de chance, et le temps... le temps! Le temps qui m'échappe alors que j'ai à faire... — il attrape le joint que je secoue — Putain, j'adorerais être un de ces touristes trop gras et pourrir au bord de la plage en me disant 'c'est bien mérité.' »

Il me tapote le dos :

« C'est bien mérité.

— T'es con.

— Ouais. Sinon t'as qu'à faire ce... que tu dois faire. »

— Hein ?

— Bah. »

La porte vitrée claque de nouveau, et le gars roux que j'ai croisé plus tôt saute dans le dos d'Edgar :

« Allez, ramène ton cul. »

Et il l'embarque avec lui. Je reste un moment là, à la rambarde, jusqu'à ce que je capte que l'autre fumier m'a taxé mon joint.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant