Chapitre 95

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ELISABETH — La porte claque. Je ferme les yeux, je compte une fois, deux fois, trois fois. À chaque fois que je rouvre les paupières, les tremblements sont plus puissants, la symphonie de métal m'écrase en deux, et je finis par m'agenouiller. Je le regarde, lui. Je pose mes deux mains sur la poitrine de David. C'est le vide, aucun mouvement, pas un souffle. Je me demande s'il a souffert.

Moi, je souffre. C'est comme un arrachement violent de chacune des parcelles qui me composent, et avec, le néant prend plus de place. Il se conjugue au silence, au froid, celui qui s'insinue partout et ne vous laisse jamais de répit. Mais il allait nous dénoncer. Je crois. Ou alors, tout est faux ?

Je me relève. À chaque pas, un chuintement gluant m'accompagne. Je regarde sous ma semelle : du sang, il y en a partout.

Et là, je me doute que je suis condamnée. J'ai même envie de lier mes poignets ensemble, pour déjà sentir l'acier sur ma peau.

Je me demande si tout ça était écrit. Je me demande aussi si ma vie aurait fait un bon Zola. Je n'y crois pas trop, mais j'essaye de relire les dernières pages de l'histoire qui m'ont conduite à ça, à ce geste fatidique, à ce moment précis. J'étais passée de l'autre côté, je n'étais plus humaine, mais bien plus que ça. J'ai cru effleurer réellement le sacré cette fois, mais en vrai, c'était une belle machination. Quelle idiotie de croire en de pareilles sottises. Je suis une femme, et une femme sacrément dans la merde.

En plus de ça, il est parti, et je suis seule face à un cadavre. C'est ça, la vérité. Elle est là. Ah, la folie ! On ne retiendra que ça. Pas de quête, pas de grande aventure, pas de mythe ! Non, juste une démente, qui s'est crue exceptionnelle un jour.

Tout ce que je gagne, c'est ma propre mort, et prématurée. Maintenant, je suis une ombre, dans un atelier qui sera ma tombe.

Je passe encore mes doigts sur mon visage. Et lui, Edgar, il est parti. Il m'a abandonnée dans la tempête, notre tempête. Il m'a lâchée au pire moment. Le sentiment de trahison est infect. Je me suis encore fait berner. Plus j'ose faire confiance à autrui, plus je me fais traîner dans la boue, et là, la boue a un sérieux goût de sang. Pourtant, mes fluides vitaux recommencent à tourner dans mon corps, mon cœur continue de battre, mes intestins de se retourner et mon cerveau de penser, même si celle-ci est friable.

C'est de l'espoir, je le sens, il est de retour, ou alors une volonté de survivre. Mais survivre à quoi ? C'est vrai, je ne pourrais pas supporter l'enfermement. Et maintenant, comme une envie irrépressible, cette chose qui prend toujours le pas sur le rationnel gronde à nouveau dans mon ventre. Je veux cacher ma bourde, je dois cacher ma bourde, je veux me rattraper, je ne veux pas être vue comme un monstre, un putain de monstre. Je veux encore vivre, je veux encore voir le soleil se lever.

Mes méninges s'activent à toute vitesse, et j'essaye de me souvenir de tous les faits divers que j'ai vus avec mon daron, de tous les détectives que j'ai lus dans les chiottes de mon père, de toutes les affaires que j'ai suivies assidûment à la télé ces dernières années. Dans la majorité des cas : le tueur finit au trou.

Mais je dois tenter le coup. Et je me décide. Je soulève les pieds de David dans l'optique de le traîner. Je me rends compte que cette histoire va vraiment être compliquée. J'arrive à peine à le tirer, et le sang se diffuse encore plus, il inonde les moindres rainures du sol en béton.

Alors, je m'agenouille à côté de la dépouille. Je n'ai pas de bain d'acide ni suffisamment de force pour le transporter. Je sais aussi que je n'ai potentiellement plus de voiture, car l'autre s'est barré avec. Et je bug. Je m'arrête sur les traits rompus de son visage. Contre toute attente, la mort lui va bien, elle lui tend la peau sur les os et le rajeunit, la colère s'est endormie, et il est là, simplement paisible. Je pose mes doigts sur son front pour repousser les quelques mèches de cheveux qui se sont collées ici. Au toucher, tout paraît vaporeux.

Mais les trous béants qui lui refont les yeux éclatés me ramènent à la raison, et j'attrape le cutter.

C'est l'ultime solution. Je me demande ce que je dois couper d'abord. La tête ? Je trouve ça extrême pour commencer. Je réfléchis un instant au processus et me décide en m'attaquant à l'épaule. Je plante la lame dans l'articulation.

À vrai dire, je me sens pas effrayée par ce que je fais. Je suis loin de moi, très loin, peut-être parce que l'adrénaline bat tellement dans mes veines, ou alors, parce que ça doit être fait.

Et je m'échine à ma découpe. C'est un peu comme trancher un blanc de poulet, c'est caoutchouteux, et ça a du mal à se scinder. Pour ce qui est de déboîter les os, c'est aussi comme une cuisse de poulet, et je dois y mettre un bon paquet de force pour réussir à défaire le bras du tronc.

Mais un murmure m'arrête alors que je m'apprête à m'attaquer au deuxième bras. La poignée de la porte se baisse. Je me fige. Tout défile très vite dans mon esprit : soit c'est un des artistes qui traînent ici, curieux du bruit, soit les flics. Edgar m'aurait balancée ? Non, Edgar n'aurait quand même pas fait ça. Ou alors, si ? Et je fais quoi maintenant ? Je me jette par la fenêtre ? Seule issue possible. Ou alors, je me tranche la gorge, autre issue possible. Déjà, un individu se rue dans l'atelier et referme la porte derrière lui.

Edgar est collé contre le mur et me fixe. J'ai la haine qui serre ma poitrine de voir son air paniqué, alors que j'essaye, moi, de tout réparer :

— Casse-toi, en fait !

Il m'observe, horrifié :

— Mais tu fais quoi ?

Je baisse les yeux, j'ai toujours le couteau planté à la perpendiculaire dans l'autre épaule.

— Je me débrouille, du con !

J'ai le souffle court, il tente de reprendre sa respiration en pointant de l'autre main le bras à côté de mes cuisses :

— C'est... c'est son bras ?

Il souffle tout ce qu'il a dans ses poumons avant de reprendre aussi vite :

— Je... j'ai réussi à faire descendre la bagnole dans le parking quand quelqu'un est entré... et l'ascenseur... enfin... on peut le foutre dans... — il me montre les toiles déchirées — on peut le mettre là-dedans !

Je lâche la lame et me frotte les yeux :

— Et comment je pouvais savoir tout ça... t'étais parti !

Je me relève, en tanguant, j'ai un peu la nausée :

— Pourquoi t'étais parti ?

Il est au bord de la crise de nerfs.

— J'en sais rien, moi !

Je baragouine, la mine basse :

— Parce que je suis dingue.

Il baisse les yeux, et j'observe le corps, il semble continuer de se démembrer sans mon aide.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant