Chapitre 24

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Au Bar, 

ELISABETH — Je dresse le portrait d'un groupe de clients au fond du bar, ils ont un côté Courbet, avec leurs airs joviaux, leur bouteille de vin et leurs rires gras :

« Bon, tu viens ce soir ? »

C'était la voix de Ben, je ne redresse pas le visage et continue de gratter mon carnet :

« Je sais pas, je connais personne. »

« Et alors, tu connais déjà l'hôte ! Je vais te présenter à plein de monde, tu vas voir ! »

Je le bouscule d'un coup de main. J'ai pas envie d'aller à sa soirée, j'ai pas envie de rencontrer des gens, j'ai pas envie de discuter, de palabrer, de raconter mon existence, d'écouter la leur, de danser, de boire, à la limite je veux bien un spliff, et encore, je peux m'en passer. J'ai envie de rentrer depuis ce matin, d'attraper des pinceaux, de peindre, de comprendre mes erreurs, d'avancer, de me relancer, d'aller plus loin, et si je déprime des échecs, je veux me vautrer dans le canapé, glander une éternité sur mon téléphone, regarder le temps défiler, attendre que ma vie se finisse, mais surtout pas aller à cette soirée. Je me fais secouer par les deux épaules :

« Mais allez, viens, ça me ferait plaisir. »

Je me décroche de mon dessin pour me tourner. Ben avec son torchon sur l'épaule me sourit tout grand, il est beau ce sourire, d'ailleurs, un sourire que j'ai déjà esquissé plusieurs fois. Ce qui est marquant dans le sien, ce sont les deux incisives qui sont ennemies au vu de leur distance. Ça lui va bien les dents du bonheur. Au premier abord, Ben passe pour quelqu'un de ronchon et sarcastique, et pourtant, il rayonne, simplement. Il est de ceux qui mangent et boivent de la joie dans les petites choses. Un café bien dosé lui provoque une risette, et une barquette de frites pas trop molles le rend jovial pour quelques heures, et si dans la journée il a eu le temps de pouvoir dévorer un épisode de ses séries du moment, là, c'est jackpot, il devient taquin et rit à tout bout de champ à gorge déployée. C'est vrai que, parfois, ça déteint sur moi, alors que ça ne fait que deux semaines que je travaille ici.

Ben me fait une petite moue triste, en gémissant comme un chien.

« Écoute, je verrai. »

Ben sait aussi y faire pour m'amadouer. En même temps, il me laisse glander au boulot quand lui travaille et inversement. Même que parfois, si il n'y a personne, on se fume un joint en terrasse quand son père n'est pas dans les parages.

« Tu verras. Ça sent le non, ça. Je te promets, je reste avec toi toute la soirée ! »

« Tsss, c'est faux, t'es pire qu'une pipelette. »

Il glousse, en me jetant un torchon sur le visage. Mais ce n'est pas faux ce que je raconte. Il faut le voir le Ben, tourner entre les tables, serrer les mains, discuter de ci et de ça, passer en revue les actualités, les arbres et le temps, surtout le temps, la pluie, les nuages, la chaleur et tout ce qui va avec, en plus de la vie de chacun, bien entendu. D'ailleurs, la vie de chacun, il la connaît, et parfaitement, c'est peut-être un peu cliché, mais en même temps, dans le lieu sacré qu'est le bar, tout le monde se confie sur son existence, et même moi, je me suis prise au jeu du réceptacle à ragots. Enfin, j'écoute surtout Ben qui me fait des rapports.

Toutes ces histoires remplissent ma tête, elles résonnent quelquefois jusqu'à tard le soir et je me revois penser en me lavant les dents aux actions d'un des ouvriers d'une raffinerie qui s'est fait renvoyer, car il piquait de l'essence à tout-va, pour en faire un trafic parallèle, ou à cette société qui un jour a déversé des résidus de produits pétrochimiques dans une ferme abandonnée pour ne pas payer les taxes de dépollution, et quand je me couche, j'imagine la mère de Pomme en train de rabrouer sa fille de pas suivre les traditions musulmanes en plein milieu du bar, car elle buvait une pinte, et parfois quand je me lève pisser, je me demande pourquoi le père de Fabien a fait de la prison, et pourquoi personne veut me le dire. Tous ces racontars finissent par meubler ma tête, et pourraient presque me détourner de mes autres pensées omniprésentes.

Je reviens à la réalité quand Ben me réclame un demi de bière, et une grenadine pour une table qui vient de s'installer. Une fois le plateau fait, j'observe Ben glisser jusqu'au client au fond, avec sa démarche chaloupée, et s'égosiller en tapant sur les épaules du type en lui servant sa grenadine.

Je me mets à songer sur les carreaux de sa chemise ouverte. Les lignes blanches qui coupent le motif, dans la lumière blafarde du bar, se tordent, elles ondulent et Ben revient au comptoir, ses yeux de la couleur aussi profonde que le laurier soutiennent mon regard, et il lance :

« Tu rêvasses à quoi ? À ma délicieuse soirée ? Ou à moi, alors. »

Je souris sur le côté :

« Bien sûr, je t'imagine servir tes clients en slip, et je pense à comment la Terre tourne aussi. »

Ben glousse en repassant derrière moi, avant de demander :

« L'est quelle heure ? »

Je sors mon téléphone :

« 13 h 50. »

« Tire-toi. »

Je ne négocie pas, et quand j'attrape mon sac, il commente, alors que je suis déjà dans la salle :

« Oublie pas ce soir, et que je viens de t'offrir 10 minutes. »

Je lui fais un signe de tête, et un doigt, avant de disparaître.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant