2e point - 2e set

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Je cours après le bus. Je l'ai déjà loupé hier, je ne peux pas le louper aujourd'hui. Mais le chauffeur ne me voit, personne ne lui demande de s'arrêter, et je dois bien arrêter de courir, à bout de souffle.

Je râle bruyamment.

- Quelle plaie.

- Tu as déjà couru hier, me dit une fille derrière moi. Tu t'entraînes pour ton club ?

Sa remarque a beau être sarcastique, elle n'est pas méchante, pas du tout. Je me retourne pour la regarder.

C'est une dernière année. La seule qui porte un pantalon. Il parait que c'est pour "raisons médicales". C'est la seule chose que je sais d'elle.

- Tu vas où ? me demande-t-elle.

Je lui donne l'adresse de mon quartier.

- Tu as de bonnes jambes ? me demande-t-elle ensuite.

Elle est en vélo. Elle veut que je pédale pour elle ?

- Je ne peux pas rentrer chez moi, sinon. On habite dans le même quartier. Si tu pédales, je t'emmène.

- Qu'est-ce que tu as aux jambes ?

- C'est une longue histoire. Elles sont plutôt fragiles.

Fragiles ? C'est ça, son excuse ?

- Désolée, je vais attendre le prochain. Bon courage pour rentrer.

Elle pince les lèvres et acquiesce. Elle ne monte pas sur le vélo, et le pousse dans le sens inverse. Plus elle s'éloigne de l'arrêt, et plus il devient facile de la regarder partir. Il y a moins de monde. C'est à ce moment là que je remarque qu'elle boite.

Elle ne m'a pas jeté un seul regard en arrière. Je ne pense pas qu'elle se force à faire semblant. Cette fille n'a jamais l'air de faire semblant.

Mon bus arrive en contre-sens.

Celui-là fait un détour, mais heureusement que je ne l'ai pas loupé. Je vais rentrer trente minutes plus tôt que si je dois prendre le prochain.

Elle disparait au coin de la rue, et la porte du bus s'ouvre.

On me pousse pour monter dedans, et finalement, je la suis en courant.

Je n'aime pas vraiment courir. Mais c'est le seul sport que je fais en dehors de l'école, et c'est celui qui me dérange le moins, parce que je peux le faire toute seule.

Ma sœur préfère les sports collectifs, mais elle peine toujours à se faire accepter par son équipe. Je peux dire à chacun de ses regards que c'est douloureux.

- Attends !

Elle ne s'arrête pas. Elle ne doit pas savoir que c'est moi. Elle ne me connait pas.

- Attends !

Je peux enfin attraper son épaule, et elle fait volte-face.

Son visage se détend quand elle me voit.

Je suis à bout de souffle.

- Je vais pédaler. C'est plus court par là ?

- Je ne sais pas. Je ne prends pas le bus. Enfin, c'est très rare. C'est assez cher. Plus que le vélo, en tout cas. On est à dix minutes, en allant par-là.

- Dix minutes ?

Je suis éberluée. Je mets trente-cinq minutes à rentrer, alors qu'en vélo, ça serait trois fois plus court ?

- Ah... C'est définitivement plus court.

J'enjambe son vélo, et m'assois sur sa selle. On fait à peu près la même taille, même si elle est quelques centimètres trop haute, une fois mes pieds posés sur les pédales, je ne suis pas gênée.

Elle s'installe sur le porte bagage, et s'accroche à moi.

- Ce sera la première à gauche. Je te guide au fur et à mesure. Il n'y a pas de grosse côte à monter, ne t'en fais pas.

- D'accord.

C'était la première fois qu'on parlait, toutes les deux. Et c'était presque la fin de l'année.

Celle fille travaillait comme une folle, mais je pense qu'elle avait naturellement de bons résultats. En fait, elle pouvait apprendre le contenu d'un livre entier en ne le lisant que trois fois, et elle manquait parfois les cours pour son petit frère ou pour sa grand-mère, si ce n'était pas pour ses jambes.

- Au fait, tu t'appelles comment ? Ton prénom, précise-t-elle tout de suite pendant que je descend.

- Atsuko.

- Moi, c'est Katsu. Merci de m'avoir ramenée.

- De rien.

J'ai refait le trajet une dizaine de fois. Presque tous les soirs pendant un mois, à peu près. Et nous sommes devenues amies. Nous ne nous voyions pas en dehors du trajet pour rentrer. Nous ne nous appelions pas par nos noms de famille. Nous ne connaissions pas nos adresses précises.

Et ça m'allait très bien comme ça.

Je suis venue le jour de sa remise de diplômes. Je n'avais pas pu la voir la veille, j'étais malade. Je voulais lui dire au revoir. Je ne savais pas dans quelle école elle allait partir pour le lycée.

C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Haru, son petit frère, et leur Grand-mère. Elle leur avait parlé de moi. Nous avons passé la cérémonie ensemble.

Haru avait et a sûrement toujours une faculté que je trouve étrange : il sait toujours où est Katsu. Si elle n'est pas loin, c'est comme s'il sent sa présence, et se retourne sur lui-même pour la trouver.

En quoi ça a l'air d'être extraordinaire ? Souvenez-vous, je l'ai déjà dit. Haru est aveugle.

Après cette remise de diplôme, j'étais assez gênée. Je ne voyais pas comment lui demander son numéro de téléphone, ou son adresse. Je n'avais même pas de fleurs. Alors c'est vrai, ce n'était que le diplôme du collège, mais j'allais perdre la seule personne que je considérais comme une vraie amie. Alors...

- Atsuko ?

- Salut...

- Elle ne sait pas comment te dire qu'elle veut rester en contact avec toi.

J'avais rougis. Je n'étais pas amoureuse d'elle, pas du tout, mais le fait que ce gamin de dix ans sache ce que je pense m'avait un peu perturbée.

- Désolée...

Elle sourit.

- Attends, je vais te donner mon numéro de téléphone ! Si tu veux, on pourra se faire une sortie toutes les deux ! Je ne vais pas déménager tout de suite, alors...

- Parce que tu vas déménager ?

- Quand Haru devra entrer au collège. Donc, c'est dans pas longtemps. Pas l'année qui vient, mais celle d'après. Je voudrais qu'il aille dans un collège spécialisé sur Tokyo. Mais dans tous les cas, on pourra continuer à se voir, ne t'en fais pas.

- Oh, oui, d'accord.

Elle m'en avait déjà parlé.

Haru voulait faire de la danse, avant leur accident. Il s'était retranché sur le piano. Apparemment, il y avait plein de pianistes connus qui avaient été pourtant aveugles. Il avait raison de le prendre comme ça. Parce que dans tous les cas, il avait une très bonne oreille musicale.

Katsu avait tellement de problèmes, avec son frère, sa grand-mère, les factures, leur avenir, mais elle pouvait tous les régler. Ce n'était jamais qu'une question de temps. Et aujourd'hui, elle n'en n'a plus aucun.

C'est ce qui m'a donné envie d'avancer.


« Vous pouvez voler encore plus haut. » (Tobio Kageyama)

InéquationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant