2 Bruno

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Le secret de Bruno Zallmann était sa nature de beefsteak. Brun à l'extérieur et rouge à l'intérieur. En tant qu'ancien communiste passé de l'autre côté du spectre, sa boussole politique était cassée depuis longtemps ; c'était précisément pour cela qu'il avait choisi cette institution de planqués qu'était l'Institut de l'Ahnenerbe avec, pour objet d'études « les hauts faits, l'esprit et le patrimoine de la race indo-européenne nordique ».

Et son visiteur indésirable était probablement au courant. Ces gens-là avaient des dossiers sur tout le monde. Cette certitude, bien plus que le fait d'avoir échappé à un traumatisme sévère pour cause de collision avec un véhicule, le rendait agité. Une nervosité qu'il dissimula sous une légitime et apparente irritation.

Guidés par la lampe qu'il serrait entre ses doigts gourds, ils parvinrent au seul bâtiment bénéficiant de l'éclairage du domaine, une sorte de casernement oblong de deux étages seulement, auquel ils accédèrent par un porche flambant neuf. Une fois à l'intérieur, Bruno écrasa le commutateur du tableau électrique avec soulagement. Dans un bourdonnement discret, les lampes à incandescence répandirent une lueur atone dans la coursive nue, révélant les travaux de rafraîchissement en cours et leurs bâches fantomatiques. Le couloir puait la peinture et le plomb, lui irritant les narines. Ainsi abrité du froid et de l'obscurité, il se pencha enfin sur les papiers que lui avait négligemment remis le capitaine-SS.

Ce dernier avait retiré son képi, lorgnant son environnement avec un intérêt distant.

À la lecture des premières lignes, Bruno se rendit très rapidement compte qu'il y avait un problème.

— Ça dit que vous devez vous présenter sur les lieux en juin, lut-il.

— Ah ? dit von Falkenstein.

Dans la lumière artificielle, Bruno le voyait enfin distinctement. Ce soi-disant inspecteur des services sanitaires avait une tronche hypocrite de petit-bourgeois arriviste. Les traits fins, les pommettes bien dessinées, menton ferme ; un museau de seigneur droit malgré le sang et le cartilage malmené. Moins de trente ans. Sa carrure aux épaules moyennes était solide sans être exceptionnelle. Néanmoins, détail rare chez les officiers de bureau, il était d'une minceur athlétique assidûment entretenue, nerveuse et souple. Très soigné de sa personne, bien trop propre pour être net. Il portait une agaçante petite épingle brillante sur une cravate au nœud impeccable, surmontant une chemise jaune-brun comme de la moutarde, flambant neuve et probablement repassée avec une maniaquerie obsessionnelle. C'était un gratte-papier pourvu de longs doigts de pianiste aux ongles récurés.

Des capitaines, dans la SS, ce n'était pas ce qui manquait – c'était, pour ainsi dire, une légion de menu fretin - mais de toute évidence, ce von machin ne se prenait pas pour de la merde, avec sa tenue de cérémonie, ses bottes en box-calf et sa coupe laquée, rasée sur les côtés comme l'exigeait le règlement. Cette coiffure brillante, bien délimitée au peigne, léchée et grasse, devait lui prendre une bonne demi-heure chaque matin à grands renforts de gomina. Mais le pire, c'était son regard. Il avait les yeux presque aussi transparents que du verre, si clairs qu'ils en paraissaient délavés. Des iris verdâtres d'un corps noyé ou d'un aveugle, fixes, insoutenables. Autant essayer de dévisager une chose morte aux yeux voilés, alors Bruno regarda ailleurs.

— Et donc ? dit von Falkenstein de sa voix traînante.

Il parlait comme s'il avait la bouche pleine de sucre mou. Bruno était d'un naturel plutôt placide, mais il détesta immédiatement cet homme, et pas seulement parce qu'il lui avait foncé dessus au volant d'une Mercedes.

— Et donc vous avez cinq mois d'avance, répondit-il.

— En tant que médecin, mon temps est extrêmement précieux, dit von Falkenstein sans la moindre trace d'ironie dans l'intonation. J'ai pour habitude de gérer ce genre de corvées comme je l'entends.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant