Ni-na.
Elle retournait ces quatre lettres inutiles dans son esprit durant des heures quand elle ne dormait pas. C'était tout ce qui restait d'elle. Un souvenir décomposé en deux syllabes. Quand personne ne l'entendait, elle le faisait rouler sous sa langue pour savourer son claquement. Elle se souvenait parfaitement de l'effet que ça faisait d'être Nina, mais cela ne présentait désormais plus aucun intérêt. On l'avait nettoyée. L'agression électrique l'avait chassée hors du circuit complexe qu'elle occupait autrefois. Elle était désormais seule. C'était étrange. Elle s'était plutôt habituée à sa présence comme un bernacle s'habituait à son rocher, avant qu'une vague plus violente que les autres ne l'emporte au large. Son corps était encore très abîmé et elle ne pouvait se mouvoir qu'avec difficulté. Elle devrait garder le lit plusieurs semaines, lui avait dit l'infirmière DeWitt. Elle aimait bien l'innocence d'Anneliese. Elle avait aussi envie de lui fracasser le crâne à coups de pelle pour lui voler son corps bien plus fonctionnel. Mais c'était impossible. Une ombre ne pouvait se faufiler à l'intérieur d'un autre être que celui que lui avait attribué le chaotique hasard. Elle était née avec Muller, se réglant sur son rythme, se développant en même temps qu'elle, s'imprégnant d'elle, devenant une projection difforme et floue. Ce long processus avait été extrêmement douloureux. Il l'était toujours. Elle n'était pas conçue pour le subir. Il l'avait broyée. Tordue dans tous les sens. L'humain était si sale et incompréhensible et subsister dans son sillage l'était tout autant. C'était comme se faire traîner par un poids lourd durant des milliers de kilomètres. Elle qui était destinée à devenir une créature magnifique, pleine de mystère, perchée dans les saules avait au contraire perdu sa peau, réduite en charpie, éparpillée en loques, laissée ensanglantée sur l'asphalte, ses mains séparées d'elle s'obstinant encore à se cramponner au haillon.
Et maintenant, elle avait réussi à prendre le volant, là où des milliers d'autres échouaient. Ses semblables en souffraient, elle en était consciente. Trop prise par sa propre euphorie, elle ne prenait pas véritablement le temps d'y songer. Elle en aurait l'occasion. Plus tard. Pour l'instant, elle devait attendre que le corps se remette. Il lui déplaisait, mais c'était mieux que rien. Toute cette graisse répugnante. Elle devait la perdre. Elle espérait que les cicatrices ne seraient pas trop laides à regarder. Elle devait plaire. Si elle n'avait pas pu devenir un être rayonnant par le chemin naturel, elle s'y emploierait via son intermédiaire. Elle corrigerait cette carcasse à sa convenance et remercierait Augustus comme il se doit. C'était lui qui avait permis d'émerger, après tout. Le dimanche soir, elle posa la question à l'infirmier Dahlke pour s'en assurer.
— De qui vient l'idée de la sismothérapie ? demanda-t-elle de sa voix la plus douce. Elle est brillante.
Elle se toucha les tempes. Celles-ci la démangeaient en permanence, malgré le baume. Dahlke était en train de contrôler le contenu de sa table de chevet pour s'assurer qu'elle ne manquerait de rien si son cœur venait soudain à s'emballer. Elle l'aimait bien. Il allait bien avec Anneliese. Elle en était même un peu jalouse.
— Euh, souffla-t-il, surpris. De l'Obersturmbannführer Vogt. Enfin, pas exactement. De ce qu'on m'a dit, c'est Niouchka qui lui a plus ou moins soufflé la suggestion.
— Niouchka, Niouchka, répéta-t-elle, savourant la sonorité du surnom. Mais comment est-ce possible ? Elle est si jeune et elle n'y connaît rien à la psychiatrie moderne.
Elle gloussa. Son propre rire lui était si agréable.
— Elle lui a juste dit que le Sturmführer Lutz était bizarre. Il s'est planté une dague dans l'œil en Pologne. Mais depuis qu'il est passé par Mannheim, il est redevenu une personne normale. Il en a tiré ses propres conclusions.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...