La douleur était insoutenable. Au moins, trop effarés par son geste, ils en avaient oublié la caméra et les lapins et leurs ombres avaient battu en retraite ; elle les avait vues se dissoudre un peu dans l'air, à moins que ce ne soit une illusion à cause des larmes qui lui emplissaient les yeux à l'en aveugler. Comme elle était incapable de marcher, terrassée par la souffrance aussi aiguë que la lame de l'opinel qu'elle s'était enfoncée à plusieurs reprises entre l'aisselle et l'épaule, Nina la porta. Ses bras avaient de la force à revendre et même si Ania s'était quelque peu remplumée depuis son arrivée, elle ne pesait pas encore bien lourd, alors elle n'eut pas à fournir beaucoup d'efforts pour la soulever.
Aboyant des imprécations incompréhensibles, Krauss parvint à suivre son allure de forcenée alors que, chargée de son poids inerte, elle déboulait à l'extérieur du bâtiment. Bruno, handicapé par ses poumons, les lâcha au bout d'une dizaine de mètres. L'air glacial s'écrasant sur son visage brûlé par la colère et les larmes empêcha Ania de s'évanouir tout à fait. Sa main poisseuse serrait toujours le petit couteau et ni Krauss, ni Nina n'avaient réussi à le lui faire lâcher. Elle n'avait plus les forces de crier. Au-dessus d'elle défilèrent les cimes dépouillées des peupliers et des fragments de cieux sans étoiles. Puis il y eut la lumière jaune et sale d'un éclairage dépourvu de vitalité, un porche aux poutres apparentes et un drapeau noir qu'elle accueillit avec un soulagement lâche.
Sa tête ballotta de droite à gauche tandis que les talons de Nina tapaient sur le carrelage, se répercutant en échos essoufflés entre les cloisons. Derrière elle, aussi blanc que les murs, Krauss beuglait de toute la puissance de sa poitrine étroite. La réverbération assourdie était la seule à lui répondre. Bien peu de monde vivait au sein-même de cet hôpital minuscule et l'heure était extrêmement tardive. Son bras blessé lui fit l'effet d'être en métal fondu alors que Nina l'allongeait avec toutes les précautions du monde sur le premier lit venu. Elle serra les mâchoires pour ne pas hurler aussi fort que Krauss. S'aidant de l'appui de Nina, elle parvint à s'installer en position assise, tentant tant bien que mal d'ignorer ses protestations et le sang qui dégoulinait désormais jusqu'à son poignet.
— Pourquoi t'as fait ça ? s'effara Nina, qui reprenait difficilement son souffle.
Ania fit semblant de ne pas l'entendre, trop hypnotisée par Krauss qui montait en trombe les escaliers proches avant de disparaître au deuxième et dernier étage, puis par Bruno, qui entra à son tour dans la pièce, la respiration aussi lourde que sa démarche.
Il finit par se laisser tomber sur le lit en face d'elle et, un peu tardivement, Ania reconnut la salle proprette dans laquelle elle avait passé son affreuse visite médicale. Nina tira sur une ficelle pour mettre en marche une lampe à l'abat-jour verdâtre.
Tout là-haut, Krauss continuait à brailler, moins fort, tout en en tambourinant contre une porte épaisse et close.
— Quelle merde, lâcha Nina en direction de Bruno, d'un ton à la fois dégoûté et dépité. J'en reviens pas qu'on en arrive à devoir la traîner ici.
Le fait qu'elle soit plus préoccupée par le lieu où ils se trouvaient que par son état déçut Ania au point de la refaire pleurer.
Des pas précipités résonnèrent dans la volée de marches. Krauss les dégringola comme s'il fuyait un début d'incendie, se réfugiant aux côtés de Bruno, qui tirait sur son col afin d'en évacuer la transpiration.
— Quelle merde, répéta Nina tandis que von Falkenstein émergeait de l'obscurité.
Contrairement à eux, amusé par cette agitation, il ne courrait pas. Il descendit au contraire d'un pas lent, rempli de morgue, même s'il avait laissé tomber les bottes et avançait en chaussettes. Sa chemise moutarde était déboutonnée, laissant voir un maillot de corps blanc, mal rentré dans le pantalon noir qu'il avait enfilé à la va-vite, le croisillon des bretelles lui battant l'arrière des cuisses. Le regard rougi par la fatigue, il arborait une mine défaite, où l'énervement se disputait à la lassitude et au sommeil ; à choisir, Ania préférait le voir ainsi plutôt que tiré à quatre épingles et parfaitement léché, des bottes jusqu'à l'expression arrogante ; au moins, comme ça, il avait l'air un minimum humain.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...