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ici, il faisait sombre et elle passait son temps à cogner contre les miroirs dans l'espoir d'en obtenir une réponse, en vain ; de toute façon, elle était définitivement perdue, c'est à peine si elle parvenait à émerger durant plus de quelques minutes et elle se réveillait toujours avec la tenace impression d'occuper un corps qui n'était plus à elle mais à l'autre

à l'autre qu'elle sentait s'agiter à l'intérieur des couches les plus profondes, les plus intimes de son être, se faufilant dans les replis comme un insecte, grouillant, grondant, tentant de lui remonter dans la gorge pour l'obliger à parler avec sa voix à elle, sa voix qui n'était pas naturelle, qui ne venait pas de ce monde, cette voix qu'elle entendait articuler à l'envers quelque part dans son oreille

elle avait pris tellement de place qu'elle avait pratiquement réussi à la déloger d'elle-même et elle se retrouvait à errer dans le néant rempli de moisissure fractale et peuplé de miroirs qui ne lui renvoyaient plus son reflet

Gustav, Gustav, se lamentait-elle en grattant les miroirs, y laissant des traces molles et grasses, mais Gustav avait disparu, il avait disparu comme elle était en train de disparaître, incapable de se maintenir dans cet univers vide, effrayant et mort, avalé, broyé lui aussi et rien ni personne ne la sauverait de cette présence tentaculaire qui s'était greffée à elle

c'est à se demander pourquoi ils s'obstinaient à la garder encore dans ce lit, ce lit immonde qui la rendait encore plus malade, qui lui blessait le dos, les fesses et les cuisses parce qu'on la bougeait pas assez, ils s'obstinaient à la maintenir en vie alors qu'elle n'était plus rien, plus rien qu'une carcasse inutile que l'autre envahissait peu à peu, prenant ses aises, lui triturant l'esprit comme un enfant perdu dans un bac à sable à la recherche d'un trésor et qui n'y trouvait que des déchets, des éclats de verre ternes et des brindilles depuis longtemps sèches

elle n'avait plus de visage ni de nom et les miroirs ne la reconnaissaient plus

les miroirs étaient des portes sur l'humanité et ils ne la reconnaissaient plus car

elle n'était guère plus que la terre noirâtre et grasse d'une tombe et prostrée sur cette sépulture, son ombre à genoux pleurait après avoir creusé la fosse à l'aide d'une

pelle de dotation standard de l'armée allemande

et elle écrasait tout ce qu'elle était de ses mains invisibles, de ses mains fines et tremblantes, en colère de rien trouver d'exceptionnel en elle et dépitée, elle chantonnait de sa voix dégénérée, et la chanson était dans le mauvais sens

quand elle ouvrait les yeux elle ne sentait plus rien à part une prenante odeur florale qui changeait à chaque fois qu'elle se réveillait et cette puanteur écœurante et fanée ne parvenait pas à masquer la déliquescence de ce corps étranger et mutilé en cours de guérison

c'était le printemps derrière les fenêtres et c'était bien que de sentir la terre pas tout à fait morte reprendre sa respiration agonisante

elle avait hâte de se relever pour l'inhaler à pleins poumons 

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant