Ce fut Nina qui la réveilla, la tirant d'un sommeil alourdi par la fatigue et heureusement dépourvu de rêves. C'était assurément la plus belle femme qu'elle ait jamais vue. Son visage était rond et plein, surmonté d'une magnifique chevelure d'un blond presque blanc. Ses yeux souriaient avec tristesse, même quand sa bouche n'exprimait rien. Elle était grande, forte, solide comme un rocher ; les épaules et les hanches larges d'une paysanne mais le port de tête et le regard distant d'une reine de conte, les bras lourds et les mains douces. Ses habits sentaient délicieusement la lessive. Elle vivait dans un appartement tout de bois, de couvertures et de coussins, disposant d'une coiffeuse remplie de mystérieux flacons à l'odeur entêtante.
Même son ombre lui paraissait moins effrayante que les autres. Discrète, presqu'effacée, elle s'en tenait à bonne distance sans jamais l'effleurer, tenue à l'écart par le rayonnement quasi-solaire qui imprégnait tout son être. Elle sut qu'elle ne lui ferait jamais le moindre mal. Les ombres la renseignaient bien plus sur les gens qu'elle ne l'aurait voulu. Ania aurait souhaité lui dire qu'elle aimait tout ce qui se rapportait à elle, de son prénom à la tasse fumante de soupe qu'elle lui tendait. Après qu'elle eut fini d'engloutir le bouillon, elle disciplina quelque peu ses cheveux à l'aide d'une brosse aussi souple que ses doigts. Alors qu'elle s'attelait à ranger sa crinière en une tresse compacte, Ania se rappela que sa propre mère n'avait jamais eu ce simple geste de complicité. Découvrir l'effet que ça faisait la réchauffa de l'intérieur plus efficacement encore que la soupe.
Indifférente à sa réticence à se séparer de la vareuse, Nina la força à enfiler un gilet de laine sombre à la place et après lui avoir emmitouflé la nuque dans une écharpe en claquant de la langue pour qu'elle se tienne tranquille, elle l'amena à l'extérieur. Le barbu les attendait dans le couloir, les mains enfoncées dans les poches de sa superbe veste et c'est à peine si Nina le gratifia d'un regard. Saisissant le poignet d'Ania avec une fermeté étonnante, elle l'entraîna dans son sillage.
Elles se trouvaient dans un manoir immense, une habitation flamboyante, si grande par rapport à son ancienne masure qu'elle se demanda comment elle tenait debout. Les murs étaient recouverts de papier peint vert et or. D'épaisses tapisseries y pendaient à intervalles réguliers. Il y avait aussi beaucoup de tableaux, bien trop pour qu'Ania puisse tous les retenir. Elle distingua des portraits et des scènes de vie quotidienne. Les gens représentés dessus étaient tous blonds, les traits anguleux et au regard vif, toujours bleu. Des hommes grands et sveltes brandissaient leur récolte, accompagnés de femmes athlétiques tenant dans leurs bras des enfants aux visages d'adultes, tandis qu'à l'horizon se levait un drôle de soleil en forme de croix tordue. C'était froid, mort et immobile, quasi-divin, comme des icônes, et fascinée, elle s'arrêta à moultes reprises. Le barbu commença à lui expliquer de quoi il s'agissait, puis, se heurtant à son regard perdu, il laissa très vite tomber. De toute façon, Nina la conduisait déjà dehors.
Ania se retrouva projetée dans une chaude lumière de mi-octobre et sur des pavés sombres et lisses. Dans le déclin de l'après-midi, les arbres, le parc, la muraille et les autres bâtiments de brique lui parurent vastes et ordonnés. Moins effrayants, aussi, d'une banalité tranquille. Des panneaux, calligraphiés à la main, étaient parfois cloutés à même les troncs, rédigés dans leur étrange alphabet aux angles pointus. Tant bien que mal, le petit barbu essayait de suivre leur pas rapide et Ania l'entendit s'essouffler au bout de quelques minutes, les poumons pris par un mauvais sifflement.
— Qui ? demanda-t-elle à Nina. Wer ? ajouta-t-elle, se souvenant du mot qu'elle avait employé la veille.
Elle indiqua l'homme aux lunettes qui marchait désormais à bonne distance derrière elles, vaincu par leur rythme. Nina y jeta un œil et fit la moue.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...