13 (von Falkenstein)

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Le vingt-deux décembre, il fut convoqué dans le bureau de Krauss et s'y rendit en traînant des pieds. À son plus grand soulagement, ni Muller, ni sa protégée n'avaient été invitées. À la place de la table basse, que Krauss n'avait toujours pas remplacée, se trouvait un imposant projecteur probablement emprunté au département d'archéologie. Le tableau immense avait disparu sous trois draps blancs cousus ensemble afin de former une toile de projection improvisée. Les bras croisés non loin de là, Krauss le défia silencieusement de dire quoi que ce soit et il retint la dizaine de remarques ironiques qui se bousculaient sous sa langue à cet instant précis. Zallmann, également présent, attendit qu'il se soit installé avant d'aller tirer les rideaux épais.

— Il faut qu'on vous montre quelque chose, lui confia-t-il en venant baisser le variateur de la lampe de bureau au minimum.

— Je ne veux entendre aucun commentaire non-pertinent, ajouta Krauss en s'approchant du projecteur pour le mettre en route.

— C'est noté, lâcha von Falkenstein.

Il posa son képi sur l'accoudoir troué par une de ses propres cigarettes et s'affala dans le siège en croisant les jambes. Le projecteur mangea la pellicule à grands renforts de cliquetis, livrant un enregistrement poussiéreux, mal exposé et saccadé. Il y distingua néanmoins l'essentiel. Une silhouette frêle et immobile au visage dissimulé par du tissu, debout devant un pupitre juste avant que celui ne finisse dans le même état que la table basse disparue. Une chaise qui valdinguait contre un mur alors qu'absolument personne ne s'en était emparé. La sorcellerie qui s'était imprimée sur l'halogénure d'argent le laissa passablement indifférent. Ce n'étaient que d'autres meubles. Krauss poussa le gradateur de luminosité en sens inverse, illuminant son air passablement satisfait.

— Alors ? s'enquit-il.

— Très intéressant, répondit von Falkenstein sans parvenir à se montrer convaincant. Vous comptez en faire quoi ?

— L'amener à Munich, dit Krauss. La pellicule, pas la fille. Je vais assister à une conférence sur la chasse aux sorcières. Vous savez que c'est comme ça que la religion a cherché à éradiquer la pureté raciale de la femme allemande ? Himmler sera présent.

Von Falkenstein se retint de lui dire que le bojeglaz n'avait probablement aucun rapport avec la pureté raciale de la femme allemande, sachant que celle qui le possédait était née dans une poubelle marécageuse bien loin du Rhin, et se contenta d'inspirer profondément. Le connaissant bien mieux que Krauss, Zallmann remua sur son canapé, mal à l'aise et se préparant à encaisser une de ses énièmes moqueries quant à leur obsession commune pour l'étrange et le différent.

— Je sais ce que vous pensez, reprit Krauss, arborant à nouveau son insupportable air de défi. Vous vous dites que ça n'a pas de sens. Que la présenter en tant que ressortissante aryenne est une hérésie. Mais c'est le seul moyen à notre disposition pour faire reconnaître l'existence de ses capacités extranaturelles. Il faut qu'elles soient allemandes. En plus, elle est déjà blonde.

Von Falkenstein se contenta de se râcler bruyamment la gorge. Sur sa banquette, Zallmann se recroquevilla d'autant plus en lui adressant un signe d'avertissement discret, se résignant à l'explosion imminente. Celle-ci ne vint jamais. Même Krauss haussa un sourcil incrédule. Toujours enfoncé dans son fauteuil, von Falkenstein fixait le tableau invisible en se massant distraitement le menton.

— C'est un certificat que vous voulez, dit-il ensuite.

— Si c'est pas trop vous demander, bien entendu, répondit Krauss avec une prévenance acide. Ça me peine de l'avouer, mais vous êtes plus ou moins notre caution de crédibilité auprès du Reichsführer, vu que vous avez la même tenue.

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