19 Hans

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À peine eut-il froissé le laconique renvoi que Krauss avait fait tomber sur sa table de travail sans lui adresser un mot qu'il se rendit compte qu'il ne voulait pas rester une minute de plus dans ce pavillon maudit. Il ne lui fallut que deux allers-retours pour jeter sa cantine et sa valise à l'arrière de la Mannheim. Il en oublia probablement la moitié de ses affaires. En l'entendant monter les escaliers, Hoffmann s'était réfugié dans son bureau. Les deux infirmières disparurent subitement, elles aussi. Le chat, quant à lui, demeura introuvable et ne souhaitant pas perdre de temps, il renonça à le chercher. Ses fournitures de bureau finirent dans une cagette qu'il balança à son tour sur la banquette arrière de la décapotable. Il fit un dernier tour des lieux pour s'assurer qu'il n'avait rien omis d'important, récupéra son képi et se dirigea vers la sortie pour la dernière fois.

Lorsqu'il franchit le seuil, quelqu'un lui décocha un croche-pied si inattendu qu'il en perdit l'équilibre de la plus inélégante des manières. Il s'écrasa le coude sous son propre poids, mordant le sol à pleines dents jusqu'au sang. À moitié sonné par le choc aussi brutal qu'imprévu, il entendit un cri enthousiaste au-dessus de lui et comprit qu'à l'instar de Muller, Jensen avait aussi choisi de régler ses propres comptes avec lui aujourd'hui-même. Ce n'était pas trop tôt. Cela dit, il s'en serait bien passé, pour une fois.

— Des mois que je rêve de faire ça, lui dit l'autre tandis qu'il se redressait tant bien que mal.

Sa casquette avait voltigé à un mètre de là et il n'alla pas la ramasser. La collision inopinée avec la terre ferme avait réveillé sa toute récente blessure à la cuisse d'une manière inédite et il évita de s'appuyer sur cette jambe-là avant de s'essuyer la bouche. Jensen ne donnait pas l'impression d'être en meilleure forme, accoudé à une béquille ridicule compte tenu de son gabarit. Quelqu'un, sûrement Hoffmann, s'était chargé de lui bander le pied qu'il lui avait auparavant massacré à coups de semelle, et le bandage montait jusqu'à son mollet, sur lequel il avait retroussé son pantalon pour être plus à l'aise. C'était sur ce pied-là qu'il avait trébuché, d'ailleurs, s'il se fiait à la grimace de souffrance triomphante qu'arborait cet abruti.

— Ça ne peut pas attendre une autre fois ? lui demanda von Falkenstein après s'être plié en deux pour cracher un long filament de salive ensanglantée. J'allais partir.

Planté à trois enjambées de lui, sous le drapeau noir et inerte, Jensen se demandait visiblement quoi faire. Il finit par se décider.

— Ça fait trop longtemps que tu m'emmerdes, déclara-t-il avant de clopiner vers lui.

— Lent à la détente, dit von Falkenstein, mais à ce point, c'est limite pathologique.

La béquille s'écrasa au sol dans un bruit sourd, car Jensen venait de le saisir par les pans de sa vareuse de ses deux mains, l'obligeant à se mettre sur la pointe des pieds pour le regarder en face, le visage tordu par la colère du juste et von Falkenstein tenta de ne pas songer à la scène ridicule qu'ils devaient ainsi offrir.

— Je vais t'apprendre, moi, à taper des gamines, lui cria Jensen en plein visage avant de le secouer avec force. Sale petit sac à merde !

— Ah, c'est pour ça ? s'étonna von Falkenstein sans chercher à se débattre pour l'instant. Je pensais que vous aviez pris connaissance de l'ordre d'exécution de votre inutile de sœur ! Enfin, ils ne disent pas vraiment exécution, pour l'instant ! Officiellement, elle va mourir d'un infarctus, ou d'une pneumonie, mais peu importe !

Abasourdi par ce qu'il venait de dire, Jensen en oublia de le malmener et se contenta de le fixer en clignant lentement des yeux. Von Falkenstein attendit que l'information remonte la soupe insipide qui devait lui servir de cervelle jusqu'à ce qu'il percute avant d'ajouter :

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant