14 Ania

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- Qu'est-ce qui se passe, Franz ? s'enquit-elle une fois parvenue à sa hauteur.

Au plus grand plaisir d'Ania, elle avait l'air aussi furieuse et perplexe qu'elle l'avait imaginé. Goeretz lui barrant le passage de toute sa large masse, la blockleiter ne l'avait pas encore remarquée, tout comme von Falkenstein, qui n'avait pas l'air de vouloir enlever ses bottes de la chaise devant lui pour l'instant.

- Pourquoi tu m'envoies ce pauvre Ludwig au lieu de venir toi-même ? Et c'est quoi cette histoire de convocation au bureau de la race ? Est-ce que ça à un rapport avec cette espèce de sale petite Juive qui est venue dans la boutique ? S'ils veulent que je fasse un compte-rendu, j'aurais pu le faire par écrit au lieu de courir sur la moitié du village par cette chaleur.

- Magda, tais-toi, la prévint Goeretz en commençant enfin à montrer les premiers signes de nervosité.

- Je vais pas me taire, non, espèce de gros veau ! cracha-t-elle, les mains sur les hanches. Je sais pas de quel minable petit fonctionnaire vient cette minable petite initiative, mais je suis blockleiter ! C'est à moi qu'on fait les rapports ! Allez, pousse-toi de là !

Elle perdit une partie de sa véhémence en se heurtant au dossier de la chaise et de la paire de bottes cirées toujours posées dessus. Von Falkenstein la regardait avec un mélange de pitié et d'hilarité à peine contenue.

- Le minable petit fonctionnaire est de la Schutzstaffel, madame, et je suppose que l'Anwärter Auster a oublié de vous en informer, s'esclaffa-t-il en retirant enfin ses pieds, non sans envoyer la chaise un peu plus contre les jambes de Magda. Notre spécialité, c'est effectivement les minables petits rapports aux minables petits blockleiter comme vous.

Il souffla un peu pour se reprendre et n'y parvint pas. En face, madame Goeretz avait posé ses serres manucurées sur le dossier, désormais aussi pâle qu'une aspirine.

- C'est un malentendu, parvint-elle à expirer. Je ne voulais pas...

- Oh, non, putain, je vais pas y arriver ! s'exclama von Falkenstein en se plaquant une main contre la bouche pour s'empêcher de sourire trop largement. Entre les bavures et les malentendus, je vais pleurer avant eux, c'est pas possible. Allez, Anwärter, tirez-vous de là ! s'écria-t-il à l'adresse de l'intéressé. Et prenez votre camarade Rottmeister Nez Pété avec vous pendant que vous y êtes.

Auster ne se fit pas prier, probablement très heureux de se cantonner à son habituel rôle d'exécutant sans volonté. Après le départ de son compagnon, l'homme au chapeau resta seul avec son magazine et son verre transpirant de condensation.

Après que Magda l'eut fixée d'un air inexpressif pendant quelques secondes, Ania la vit se tendre imperceptiblement.

- Asseyez-vous donc, blockleiter Goeretz, lui proposa très poliment von Falkenstein. Et vous aussi, Wachtmeister.

Tous deux obéirent sans échanger un seul regard. Ils formaient un couple mal appairé. Lui était costaud, bourru, aux traits grossiers, laconique, brun de poil et de cheveux alors que Magda venait tout droit d'une revue destinée aux ménagères allemandes. Une réclame pour du savon, peut-être, se dit Ania. Elle portait le même genre de rouge à lèvres que Brunehilde, une couleur sanglante et vive qui paraissait pourtant bien terne à côté de sa broche si brillante et son liseré à la dorure si compliquée, entrelacs géométrique de lauriers victorieux.

- Vous avez pensé à apporter vos documents, j'espère, dit-il à son adresse. Vu que vous êtes tellement à cheval dessus, vous et votre gros tas de mari.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant