La semaine suivante, l'Institut fut déserté par la plupart de ses occupants et elle se sentit mieux en croisant moins d'ombres. Krauss, Bruno et Nina restèrent, ainsi que les soldats dont Jensen et Gebbert ; le docteur au canard aussi, et puis deux secrétaires, dont celle qui collait le lieutenant blond en permanence sur son temps libre en gloussant et qu'Ania n'aimait pas à cause de sa voix trop aigue et des cils qu'elle battait beaucoup. Lui aussi était resté, hantant les lieux et traînant un mince filet de fumée dans son sillage, ce qui incitait Nina à se montrer particulièrement virulente lorsqu'il se trouvait trop loin pour l'entendre.
« Qu'il retourne dans ses Alpes », disait-elle en baissant la voix. Ania ignorait où se trouvaient les Alpes, alors elle n'avait jamais répondu. Son bras guérissait bien. Elle ne lui avait pas rendu le flacon sans nom qu'il lui avait donné à l'infirmerie et il n'était jamais revenu le lui réclamer. Parfois, elle était tentée d'en reprendre et ne s'y était jamais résolue, glissant à chaque fois la fiole sous son coussin. À son plus grand regret, ce fut le deuxième médecin qui se chargea de changer ses pansements au quotidien. En plus de puer la pomme de terre frelatée, il avait les mains beaucoup plus rêches et tremblantes, même s'il lui faisait moins mal.
Un matin, Nina la tira du lit de bonne heure pour l'entraîner voir quelque chose dans la cour. Aux aurores, un groupe de soldats présidé par Gebbert s'en était allé dans la forêt proche pour y couper un imposant sapin et s'était débrouillé pour le traîner jusqu'à la cour pavée en l'attachant à un traîneau improvisé, lui-même attelé au camion. Assises sur les marches du perron, elles assistèrent à la levée de l'arbre de plus de trois mètres, qu'ils s'échinèrent à faire entrer dans un foyer de pierre et de terre soigneusement préparé auparavant. Même Krauss daigna pointer son nez, se fendant même d'un de ses rares airs ravis, ce qui gargarisa Gebbert au plus haut point. Cette fierté s'éteignit quelque peu lorsque von Falkenstein lui fit remarquer de son habituel ton acerbe qu'il n'était pas mis droit.
Gebbert était très vite devenu un des préférés d'Ania. Il lui avait appris plein de choses sur les chiens, la manière de sucrer correctement les confitures ou encore, comment tenir sa fourchette de la bonne manière. Quelque part, il lui rappelait un peu Vladi, sauf qu'il parlait. Et Nina n'avait rien contre le fait qu'elle passe du temps avec lui ; au contraire, ç'avait plutôt l'air de la rendre sincèrement heureuse. Elle accepta même qu'elle l'aidât à découper des guirlandes dans du papier de couleur pour les suspendre dans le bureau de Krauss. Quand il était passé à l'infirmerie, avec la complicité avinée du docteur Hoffmann, von Falkenstein leur était tombé dessus, obligeant Gebbert à enlever toutes les fanfreluches en forme de flocons de neige qui décoraient le couloir et à se les enrouler autour du torse avec l'interdiction de s'en débarrasser. Même Nina en avait ri. Gebbert avait déambulé dans les bâtiments en traînant des farandoles de papier à sa suite pendant deux jours pleins.
Le manteau de neige finit par devenir si épais que tous les matins à l'aube, le lieutenant Jensen et d'autres volontaires (qu'il désignait d'office) s'armaient de pelles et de sacs de sel pour rendre les sentiers plus praticables. Gebbert, qui, au plus grand plaisir d'Ania, avait une tout autre idée d'occupation, bricola une luge artisanale qui ravit la plupart de ses compatriotes jusqu'à ce que Kristoph Locke ne se casse une jambe. Cela arriva devant trois hommes inconnus qui étaient venus dans une voiture semblable à celle de von Falkenstein le matin-même. Ils portaient le même uniforme noir, sauf que leurs cols étaient différents, marqués par des feuilles plutôt que des clous. Le premier était vieux, le visage plissé et incapable de sourire, suivi des deux autres sous-fifres et Ania les évita avec soin. Les choses qui se traînaient dans leur sillage ne lui plurent pas du tout. Quand elle demanda à Nina pourquoi ils étaient là, elle lui avait répondu « pour des médailles » d'un air aigre. Le lieutenant Jensen arbora la sienne, une drôle de croix empattée marquée d'une autre, sur sa poche, en bombant le torse de fierté les jours suivants. Von Falkenstein s'en débarrassa aussitôt les trois autres partis. Ania n'eut pas l'occasion de lui demander pourquoi.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...