1 Ania

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- Dans la vie sans but je passe, le cœur vide, et l'esprit lourd, et m'étreint de son angoisse l'uniforme bruit des jours, lut Bruno, sceptique. Dommage.

Il jeta le livre sur les autres, déjà en train de se consumer. Son bras était encore plâtré. Dans le frimas de février, le minuscule autodafé organisé par Krauss en plein milieu du parc émettait une chaleur réconfortante. Ania regarda le cuir et le papier brûler en se décalant afin de ne pas en inspirer les miasmes.

*

Comme son allemand s'améliorait de jour en jour, Nina lui avait donné à lire un ouvrage sur lequel plastronnait un drôle de bonhomme aux yeux durs et à la moustache ridicule. Ania l'avait trouvé inepte, tout autant que ce qu'il écrivait. Le problème du monde était le bojeglaz, rien d'autre. Elle avait gardé cette réflexion pour soi.

« Le national-socialisme, c'est la manifestation la plus concrète, la plus archaïque de la vie, car ce n'est rien de plus que l'évolution. Les anciennes valeurs ne doivent plus exister. On les a brûlées à blanc pour les nettoyer et les reconstruire ! Le problème, c'est les Juifs, les inutiles, les romanichels... » avait dit Krauss un soir alors qu'ils lui avaient permis de veiller plus tard que d'habitude.

- Les slaves, avait répondu Ania, s'attirant plusieurs regards mortifiés.

Nina l'avait envoyée au lit sans sommation.

*

Voilà déjà plusieurs semaines que, collée à la vitre de sa chambre, se cachant dans les rideaux, elle l'avait vu partir. Une poche de glace dégoulinante plaquée sur tout le côté droit de son visage, il était monté dans la voiture sous la surveillance distante du docteur Krauss. Sur le moment, elle en avait tiré une amère victoire. La sensation pesante d'abandon ne lui vint que bien plus tard. Cela lui souleva le cœur.

*

« Ce que tu arrives à accomplir est exceptionnel », disait Krauss dans la salle d'amphithéâtre, où se trouvaient les lapins et la caméra. « Si on te demande de faire tout ça, c'est parce qu'on a besoin de déterminer et de cartographier tes capacités avec précision. ».

Elle ne vomissait presque plus au bout du quatrième animal écrabouillé. Nina lui préparait toujours un thé noir très doux après. Cela lui rappelait la maison.

- Vous n'avez pas besoin de moi, dit-elle un jour.

- Arrête d'être triste, lui avait ordonné Bruno.

*

Ses journées étaient remplies d'or et de poussière, à cause du soleil timide qui rasait les cimes. Elle s'instruisait et passait beaucoup de temps à se promener entre les fortifications infranchissables de l'Institut. Si ces instants-là étaient paisibles, Ania craignait plus que tout la venue de la nuit. Ce n'étaient ni les ténèbres, ni les cauchemars, ni le lourd sommeil qui venait juste après qui la rendaient si silencieuse. Le temps lui paraissait creux, dépourvu de sens. Elle avait la constante impression de se dissoudre peu à peu dans le décor de brique et d'arbres qui l'entourait. Cela la rendait docile. Les cous des lapins se cassaient devant l'œilleton noir de la caméra pour le grand plaisir de Krauss sans qu'elle n'y prête qu'une vague attention.

- Il faut qu'on trouve plus gros, jubilait-il. Un cheval, par exemple.

Ensuite, Gebbert venait nettoyer le sang et l'amenait s'occuper du chenil pour lui changer les idées.

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