5 Bruno

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C'est une invasion, se dit Bruno.

Ces deux-là, contrairement à von Falkenstein, n'arrivaient pas en uniforme de défilé, mais en feldgrau, à la bure froissée par le trajet et l'inconfort. Tous deux étaient jeunes, mais leur ressemblance s'arrêtait là. Le chauffeur, plutôt court sur pattes et râblé comme un lutteur, portait le béret de la soldatesque sur son crâne rasé. Une écharpe enroulée autour du bas de son visage empêchait de distinguer sa véritable physionomie.

Le second dépassait d'une bonne tête tous les hommes présents, von Falkenstein compris. Un grand gaillard, avec l'allure typique de l'aryen taillé sur mesure pour la frusque militaire. Des yeux d'acier, des traits volontaires, un nez long et droit, couplés à une carnation laiteuse et aux joues roses, bien germaniques et bien comme il faut selon les livres. Ce qui leur faisait face était une parfaite bête blonde, une dent à moitié cassée dans son rictus poli, képi redressé sur le crâne et entourée d'une odeur prenante de mort.

Bruno n'avança pas, s'efforçant de respirer par la bouche. Debout à sa gauche, Nina avait l'air au bord de la nausée. Von Falkenstein un peu moins. En tant que médecin, il devait avoir l'habitude.

— Ça ne vous gêne pas ? demanda Bruno aux nouveaux venus.

— Je vous demande pardon ? dit le blond en haussant la voix pour se faire comprendre par-dessus le grondement du diesel. Volker, va éteindre l'engin, on s'entend pas crier.

Le dénommé Volker s'empressa d'obéir, regrimpant dans le camion et quelques instants plus tard, le silence se fit.

— L'odeur, je veux dire, reprit Bruno à l'adresse du lieutenant.

— Oh, on y fait plus attention à force, croyez-moi, répondit aimablement l'intéressé. SS-Obersturmführer Jensen, à votre service. Et lui c'est le SS-Unterscharführer Lutz.

Le sergent, redescendu de la cabine, eut un bref signe de tête. Ses yeux foncés s'arrêtèrent une seconde de plus sur Nina.

— Je cherche le docteur Krauss, dit Jensen.

— Comme tout le monde, répondit Bruno, immédiatement agacé. Il n'est pas là.

— Ah bon ?

Contrarié, Jensen redressa sa visière d'une pichenette puis se tourna vers son subordonné.

— On fait quoi, alors ? lui demanda-t-il.

— Aucune idée, Herr SS-Obersturmführer.

— Sinon, dit von Falkenstein, renonçant à son mutisme, vous avez probablement une feuille de route, ou je sais pas, un ordre de mission, non ?

Jensen parut sérieusement réfléchir à la question.

— Oui, je dois avoir ça, conclut-il.

Bruno se demanda si la crétinerie congénitale était un critère de sélection primordial à la SS. Au vu du nez plissé de von Falkenstein, celui-ci avait déjà tiré sa conclusion. Asphyxiée par la puanteur, Nina s'excusa vaguement et disparut à l'intérieur du manoir dans un claquement de porte. Jensen la regarda partir avec un grand sourire niais.

— Votre ordre de mission, répéta von Falkenstein avant d'échanger un regard incrédule avec Bruno.

— Oui, dit Jensen. Volker, va me le chercher.

Le sergent repartit vers le camion pour la seconde fois. Von Falkenstein croisa les bras. L'odeur devenait vraiment insoutenable. Elle collait au palais de Bruno comme une mauvaise marmelade.

— Y a quoi dans votre foutue remorque ? demanda-t-il.

— Je sais pas, mais ça pue, répondit Jensen.

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