8 Ania

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Elle aurait souhaité ne plus jamais remettre les pieds ici. Son séjour à Stuttgart lui avait filé entre les doigts comme une pincée de sable qu'elle avait été bien incapable de retenir. L'envie de s'infliger un mal irréversible l'avait hantée durant les quelques nuits avant leur départ. Elle avait pensé à avaler un flacon de médicaments qu'elle aurait chipé aux bonnes sœurs. Anneliese lui avait appris qu'une dose trop élevée de certains pouvait entraîner la mort. Les barbituriques comme le thiopental, par exemple, utilisé pour les anesthésies. Ils étaient bien gardés, sous clé et sous surveillance, mais elle était sûre de parvenir à en dérober. Si elle ne réussissait pas, s'était-elle dite, alors elle se couperait assez profond pour y rester. Ou elle se laisserait tomber d'assez haut, tête la première, même si cela la terrifiait. L'idée du nœud, comme Herr Zallmann, l'avait également tourmentée pendant des heures. Elle n'en avait pourtant rien fait. À chaque fois qu'elle se sentait glisser trop loin, une seule chose la retenait et c'était Max Bodmann, ligoté sur sa chaise, sac sur la tête, dodelinant. Plus précisément, elle repensait au craquement sourd de sa cage thoracique cédant sous la pression, au claquement des viscères, au déchirement des chairs. Aux cris de terreur. Max se transformait alors en docteur Krauss, puis en Nina, puis en Vogt et en soldat, puis de nouveau en Vogt et Ania se sentait un peu mieux. Si elle le voulait, elle pouvait leur faire ça, elle pouvait obliger leurs ombres à les déchirer en morceaux, même sans qu'ils soient ligotés ou bâillonnés ; si elle le voulait, elle les réduirait en flaques, en lambeaux, avec bien plus d'acharnement que sur les lapins, parce qu'il avait raison, au fond... vouloir se faire du mal était idiot... mais vouloir faire du mal au monde, à eux, c'était autre chose... et à lui ? Elle ne pourrait pas. Elle n'était pas sûre de le vouloir vraiment, de toute manière.

Dès son entrée, elle s'était assise sur un fauteuil, les mains sagement posées sur les genoux. Comme souvent, incapable de rester en place, von Falkenstein avait fait les cent pas le long des quatre grandes fenêtres avant d'en ouvrir une et de s'installer sur le rebord pour fumer.

— Alors, tu es contente de revenir ici, jeune fille ? lui demanda aimablement le docteur Vogt.

Ania fixa le grand tableau aux tons ambrés, l'espace vide laissé par une table basse, puis le docteur Krauss en remarquant que son ombre avait presque disparu à l'intérieur – n'en subsistait qu'un vague halo perpétuellement agité. Il lui fallait mentir.

— Oui, plutôt.

Elle aurait dit le contraire que ça n'aurait rien changé, elle en était consciente.

— Et c'est très bien, répondit Vogt en feignant en avoir quelque chose à faire de son avis sur le sujet. Car nous avons de grands projets pour cet Institut, et pour toi.

— Si je puis me permettre, dit Krauss, qui s'était assis sur la banquette la plus éloignée d'elle. Et je vais me le permettre... le nous reste encore à déterminer. Malgré le fait que je vous ais permis d'investir les lieux sans encombre et donné un accès à toutes mes recherches, vous...

— Je n'appelle pas ça des recherches, mais de l'amateurisme, le coupa Vogt. Vous avez eu une dizaine de morts avant d'avoir pu maîtriser la menace. Vous êtes tombé en catatonie et c'est votre assistante qui a dû tout gérer. Mais ce n'est pas le sujet.

Des dizaines de questions lui brûlaient la langue et Ania les ravala toutes. Elle connaissait les grandes lignes des réponses. Ils n'avaient pas vraiment réussi à éliminer le Jensen devenu ombre. La chose s'était réveillée à nouveau, avait massacré plusieurs personnes, avant de s'affaiblir d'une manière inexplicable et ils l'avaient enfermée dans les sous-sols. L'avertissement délivré par la créature du miroir lui apparaissait désormais moins nébuleux, même si elle butait toujours sur la nature véritable de l'apparition.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant