— Elle est devenue complètement folle, dit Hoffmann en étouffant son émotion et ses mains tremblantes en s'envoyant un verre de schnaps dans le gosier. Les gars de Vogt l'ont retrouvée hurlant à la mort dans la cour du manoir. Elle était en train de se larder la bidoche avec un couteau de cuisine.
— Hm, hm, répondit-il, le narcotique lui embrumant encore l'esprit et l'empêchant d'être complètement réveillé. Je me demande ce qu'elles ont toutes avec les couteaux, dans ce foutu Institut.
Hoffmann accueillit son humour acide d'un hoquet réprobateur. Ils se trouvaient à l'extérieur de l'infirmerie. Toujours sous le choc, ses vieilles jambes incapables de le porter après qu'il eut passé plusieurs longues heures à retaper la carcasse écorchée de Muller pour lui redonner vie, Hoffmann s'était assis et fixait le sol entre ses mains nerveusement jointes, comme s'il priait.
Muller avait perdu une telle quantité de sang qu'il avait fallu la transfuser d'urgence. C'était Dahlke qui l'avait donc réveillé, en le secouant comme un foutu prunier, avant de lui hurler à la figure en lui demandant son groupe sanguin ; et comme il était encore trop abruti par la péthidine pour lui répondre, l'infirmier s'était résolu à lui soulever le bras en pestant pour regarder le tatouage qu'il portait un peu en dessous de l'aisselle. La SS l'avait poétiquement appelé Kainsmal, la marque de Caïn et après avoir découvert qu'il était du groupe O, Dahlke l'avait traîné en dehors du lit, soupirant d'impatience alors qu'il enfilait un caleçon en trébuchant (s'il avait pu, il l'aurait sûrement fait descendre complètement à poil, histoire de lui donner une bonne leçon sur l'usage récréatif des stupéfiants) et l'avait escorté en bas. Il avait beau lui dire que transfuser du sang sali par la péthidine n'était pas une bonne idée, Dahlke n'avait rien voulu entendre. Lui, DeWitt et Hoffmann étaient à court de solutions, et c'était ainsi qu'il s'était retrouvé cloué dans un fauteuil, attendant qu'on lui pompe de l'hémoglobine en quantité déraisonnable pour sauver une des personnes qu'il détestait le plus au sein de l'Institut ; si cette vampirisation inattendue ne l'avait pas laissé au bord de l'évanouissement une fois terminée, il aurait pu en savourer toute l'entière ironie.
Contre toute attente, Hoffmann avait accompli un foutu miracle, et sans laisser un scalpel quelconque dans une suture. Le vieux chirurgien désavoué lui-même ne semblait pas en revenir. Peut-être restait-il en lui quelque chose du vaillant médecin qui avait autrefois crapahuté dans la crasse de la dernière des dernières, sa musette de soins sur un flanc et son fusil sur l'autre. À le voir ainsi, défait et en chemise, encore tremblant, Hans n'y croyait qu'à moitié.
— Qu'est-ce qu'il lui a pris, à votre avis ? demanda-t-il.
La tête lui tournait. Ils s'étaient généreusement servis dans sa veine. C'était dangereux. Il aurait dû s'asseoir mais sa fierté le lui interdisait.
— Je ne sais pas, répondit Hoffmann sans le regarder. Mais j'en ai averti Vogt. Il ne va pas tarder. Et il me faut un autre verre.
Il ne se leva pourtant pour aller chercher la sempiternelle bouteille qu'il devait conserver dans son officine. Hans attendit que son vertige déguerpisse et croqua un bout de chocolat à la caféine. Non loin de là, les prisonniers s'étaient mis au travail dès cinq heures du matin, creusant, déblayant, vidant les brouettes de terre et de caillasse, trébuchant à cause de leurs grolles. De toute évidence, ils savaient ce qu'ils avaient à faire sans que leurs gardiens de la Liebstandarte n'aient besoin de leur crier dessus plus que nécessaire. Il ne vit Lutz nulle part. Tant mieux. Il n'était pas sûr de pouvoir supporter sa face éborgnée sans s'évanouir pour de bon, cette fois. Ayant probablement terminé de compter les graviers répandus sous ses bottes, Hoffmann avait redressé les épaules et fixait lui aussi cet incessant ballet de tenues rayées et de membres tremblants sous les grosses charges. Les sourcils froncés de son collègue lui apprirent qu'il désapprouvait le moindre détail de ce qui se passait ici.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...