20 Hans

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En sortant, un réflexe lui fit contourner le bâtiment. Ses pensées patinaient dans une marmelade désagréable, décousues et saccadées. Tout ce qu'il arrivait à tirer de ce début de journée était une vive déception. Il ne pourrait se rendre en Autriche cet été. C'était vraiment dommage. Près de deux ans qu'il n'y avait pas mis les pieds. Il s'y était enfin décidé et aurait voulu l'emmener avec lui. Il était né dans un de ces patelins de bonheur pastoral au nom complexe juché sur le flanc des Alpes tyroliennes. Sa famille vivait loin de toute civilisation, six kilomètres en amont du village, le pavillon de chasse juché sur une douce colline, avec pour seule vue un paysage champêtre rayé par le courant d'une rivière et les dents abruptes et grises d'une chaîne de haute-montagne. Ça lui aurait plu, il en était sûr. Elle y aurait été bien plus en paix qu'à l'Institut, ne fut-ce que pour un mois ou deux. Ses parents l'auraient accueillie et acceptée avec leur tranquillité habituelle, certainement très fiers de le voir en compagnie d'une qui soit aussi jolie et agréable de caractère. Là-bas, il l'aurait amenée plus haut encore, là où l'air commençait à devenir plus rare et l'aurait fait asseoir non loin d'un de ces affreux précipices hantés par le vol des faucons et elle aurait enfin compris. Il aurait même laissé tomber l'uniforme pour lui faire plaisir et elle aurait enfin vu l'être vif et d'une insatiable curiosité qui se terrait en-dessous. Elle se serait enfin décidée à dénouer ses bras pour le toucher car ici, ça lui était difficile, il lui faisait trop peur. Mais à des milliers de kilomètres de l'Institut, entourée de calme et de silence, loin de tout ce merdier, elle comprendrait que ce qui l'attendait n'était pas si terrible que ça. Qu'il était loin d'être la créature perverse et machiavélique qui s'amusait à la terrifier juste pour le plaisir, que ce n'était qu'un rôle qu'on l'avait forcé à endosser, ce n'était qu'un instinct de survie, parce qu'il valait mieux terrifier qu'être terrifié et certes, c'était sa seconde nature, mais il n'y avait pas que ça et il aurait vraiment souhaité qu'elle s'en rende compte.

Son détour prudent finit par le mener au niveau de l'allée principale et il ne put résister à l'impulsion de se retourner vers le manoir, désormais à une distance raisonnable. Il ne décela plus aucune trace de la présence de Vogt sur le toit. C'est à peine s'il arrivait à distinguer le bout du parasol replié parmi les moellons. De toute évidence, il en avait fini pour aujourd'hui. Le contre-coup de sa frayeur précédente l'assomma sans crier gare et incapable de poursuivre, il dut s'asseoir aux pieds d'un platane isolé le temps de se reprendre. Chargés de planches et de rouleaux de fil de fer, des soldats de la Liebstandarte passèrent devant lui en lui jetant de discrets regards interrogateurs tandis qu'il s'allumait une cigarette d'une main encore incertaine.

Il essaya d'imaginer Dahlke parmi eux et n'y parvint pas.

*

Quand il revint au dispensaire, on s'était contenté d'entasser les deux ou trois polonais abattus par Vogt à l'ombre oblique d'une des casemates mal isolées et on les avait laissés là en attendant d'en disposer ailleurs. Le dos courbé et les coudes pointant dans un sens étrange, trahissant une hyperlaxité maladive, un des prisonniers répandait de la sciure sur les tâches qui avaient giclé sur le sable grossier avant de la ratisser, tête basse.

Assise sur le banc en fonte sous le préau de l'entrée principale, les yeux fixés sur le ménage macabre de l'homme, elle dévorait une part de clafoutis sans s'embarrasser de couverts et le jus de cerise cuite qui lui maculait les doigts était du même rouge terne que le sang répandu par terre. Elle avait renoncé à sa robe lavande, y préférant une jupe dont le marine soulignait la pâleur de ses mollets et une blouse aux manches courtes boutonnée jusqu'au cou. Un bras mou passé autour de son abdomen, elle se tenait légèrement de biais malgré tous ses efforts. Quand il vint se planter en face d'elle, elle s'arracha à grand peine du spectacle pathétique qui se déroulait quelques dizaines de mètres plus loin. Il faillit lui dire qu'il était trop tôt pour petit-déjeuner devant des cadavres encore frais et y renonça devant son air morose.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant