3 Hans

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Mais quel abruti il faisait parfois. Bien sûr que Lutz était un sadique sanguinaire qui préférait se charger des sales besognes au lieu de déléguer. Trop aveuglé par son envie de donner une bonne leçon à cette saloperie de gamine, il n'avait rien vu venir. Il rumina sa propre connerie durant tout le trajet jusqu'au bloc médical. Sa nuit était foutue. Il serait incapable de s'endormir sans voir à nouveau Lutz et son cache-œil en train de dézinguer les polonais en y prenant son pied comme au bordel ; sans parler de Muller qui avait décidé de s'y mettre aussi.

Ce n'était pas bien grave. Il s'en remettrait. Il avait une force de caractère en acier trempé, il était rodé à ce genre d'horreur absurde, mais elle ? Sûrement pas. Il avait conscience d'être allé trop loin, une fois de plus. C'était quoi son problème, au juste ? Hors de question qu'il la retrouve encore avec les poignets déchiquetés à force d'y passer un morceau de verre. Elle ne dormirait pas seule ce soir. Il allait l'amener à DeWitt. Tant pis pour sa dignité.

Elle ne pipa mot de tout le trajet. Malgré la nuit noire, des lumières illuminaient encore le bloc médical. Les coups de feu avaient dû résonner entre les murs, portant au bâtiment et réveillant ses occupants les plus alertes. Ils ne croisèrent pourtant personne.

— Tu vas avec DeWitt, lui annonça-t-il en s'arrêtant devant la porte de l'infirmière.

Elle n'eut aucune sorte de réaction.

— D'accord, dit-elle seulement.

DeWitt ne dormait pas, bien qu'elle fût en tenue de nuit. Quand elle le reconnut après avoir déverrouillé avec méfiance, c'était comme si un cafard particulièrement énorme venait de filer entre ses jambes. Il lui fallut un simple regard pour faire le rapprochement entre les sons de fusillade et leur présence à son seuil. D'un signe, elle invita la gamine à la rejoindre et celle-ci s'empressa de se coller à son flanc.

— C'était Muller, crut-il bon d'ouvrir la bouche pour se défendre. Sur ordre de Vogt.

— Et vous avez laissé faire ? s'étonna-t-elle en chassant la gamine plus loin à l'intérieur. Vous n'avez rien trouvé à dire au fait qu'on amène une fillette de quinze ans regarder un peloton d'exécution faire sa sale besogne ? Vous pensez qu'elle n'en a pas eu assez, peut-être ?

— C'était pas du tout... je me suis dit que...

— Oh, fermez-là, Hans ! souffla DeWitt, lui épargnant l'humiliation supplémentaire d'un mensonge qui n'allait guère fonctionner. Arrêtez de parler, je vous en supplie ! Vous me foutez la gerbe.

Sans lui laisser le temps de répliquer, elle lui referma la porte au nez avant de la verrouiller à double tour, comme si elle craignait qu'il n'en force le passage. Peut-être l'avait-elle entendu s'acharner sur la porte de la gamine en pleine nuit il y a quelques jours. Celle-ci allait-elle pleurer dans les bras de l'infirmière ? DeWitt veillerait à ce qu'elle ne s'inflige aucun mal. Elle trouverait les mots pour la réconforter. N'en possédant pas le secret, il n'avait jamais su le faire. Plus tard, il demanderait à DeWitt de rester avec elle pour trois ou quatre nuits encore. Elle avait beau le détester depuis le malheureux épisode des Tziganes au Marienhospital, elle ne refuserait pas et à force de cajoleries et de soutien, la gamine finirait par s'en remettre. Avant qu'on ne lui fasse subir pire encore, évidemment, et alors, il devrait chercher une autre solution. À l'instant, il manquait de forces pour s'inquiéter de l'avenir. Tout ce qu'il voulait était de retrouver son lit et d'avaler assez de méthadone pour se garantir un sommeil sans troubles ni mal de tête.

Il redescendit donc, effectuant un crochet par la réserve pharmaceutique de l'infirmerie, s'y introduisant sans bruit et sans lumière. Voilà plusieurs mois qu'il n'avait pas eu recours à l'abrutissement médicamenteux pour dormir, réticent à l'idée de tomber dans la dépendance dissimulée derrière chaque cuillérée sirupeuse du narcotique. Cette nuit, il ne pourrait s'en passer. Le tiroir où Hoffmann rangeait le sirop miracle d'IG Farben était évidemment vide, la faute à une négligence criminelle quant à un suivi pointilleux de l'état de la réserve. Après l'avoir copieusement insulté en son for intérieur, il finit par trouver de la péthidine fièrement estampillée par les services sanitaires. Ça serait donc l'injection plutôt que la voie orale. Tant mieux. Au moins, ça irait plus vite.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant