Ni peur, ni froid, ni faim. Elle ne ressentait plus rien, car un trou béant s'était ouvert en plein milieu d'elle, happant toutes ses émotions, la transformant en lapin. La jupe retroussée du mieux qu'elle le pouvait, elle galopait en direction du portail. La caillasse lui meurtrissait la plante des pieds. Le chemin était désert. Ses pieds s'enlisaient et elle ne sentait plus du tout ses orteils à cause du froid qui montait de la terre. Ce qui forçait ses jambes à se soulever, ce n'était pas l'horreur, mais une chose pire encore, plus intense, plus profonde – son corps n'était plus qu'un ressort qui ne demandait qu'à s'en aller. Comme sur l'étang gelé, elle ne pensait plus, elle n'existait plus, elle ne faisait qu'avancer.
En périphérie de son regard affolé, les troncs centenaires se fondaient en une ligne floue. Elle entendait des semelles ferrées fouler lourdement la pierre et la boue et ce son lui donnait envie de hurler à en oublier son nom. Derrière elle courrait à nouveau une bête féroce. Telle une main qui se tendait pour l'étrangler, pour la casser, une langue gutturale, méconnue, affreuse, claquait sur ses talons, se dispersant en échos furieux.
Kamm wider her, gueulait la bête sauvage dans la forêt noire, kamm zurück, kamm zurück et elle ignorait ce qu'elle disait, ce que c'était, mais ç'avait les mêmes yeux que le bojeglaz, des yeux blancs ou presque, et il ne fallait pas que ça la touche. Elle tendit les mains vers le portail comme si elle souhaitait s'y fondre. Disparaître. Se faire absorber par ces briques humides. Son cœur était au bord de l'implosion.
Une tranchée plus sombre, sur laquelle la neige refusait de se poser, traçait une ligne toute proche et tout autour d'elle, la lumière déclinait, elle tâtonnait désormais dans un tunnel. Devant elle, à dix enjambées à peine, se découpait le zébras blanc du kiosque. Mais pour y entrer, elle devait passer devant l'ancienne fosse, celle qu'elle évitait avec un soin maniaque – se bouchant les oreilles et fermant les yeux à chaque fois qu'elle y était contrainte, ce qui arrachait une interrogation perplexe à Nina de manière systématique ; et elle n'avait jamais expliqué, jamais parlé de ce murmure, jamais, à personne, même pas à lui.
Au même moment, alors qu'elle pensait que ses poumons allaient remonter dans sa gorge, quelque chose effleura son épaule et elle sut, elle sut, et elle trébucha avec violence, s'étalant au sol. À quelques mètres de la fosse. Le sang poissa ses paumes alors qu'elle s'écroulait, sonnée par la panique et la chute.
Les membres inconsistants, elle força à se relever, et reçut un coup à l'arrière du genou, si bien qu'elle ne parvint qu'à se retourner puis à patiner dans l'humus. Avec la trouée pleine de bojeglaz derrière, c'était un piège. Un cul de sac. Un peu tardivement, elle sentit l'angoisse enfoncer ses doigts dans sa poitrine.
Les semelles cloutées se rapprochaient dans un insoutenable grincement. Il marchait, à bout de souffle et s'arrêta enfin. Sa respiration irrégulière transperçait les alentours en un sifflement qu'il s'efforçait de maîtriser.
Reculer jusqu'à la fosse lui était inconcevable. Ce qu'il y avait à l'intérieur était abominable, étranger, aveugle. Il ne lui fallait pas aller plus près. Ça la tuerait. Ce qui avançait sur elle allait probablement la tuer aussi, si elle n'y prenait pas garde, et tout ce qu'elle parvint à penser fut : mieux que la fosse et ensuite : tiens-toi tranquille. Elle voulut se relever de nouveau et il l'en empêcha, enfonçant un talon dans son épaule pour la repousser, d'un mouvement mou et las.
Schwein, voulut-elle dire, et ce qui sortit à la place fut seulement un chuintement qu'elle ne reconnut pas. Une révélation hideuse venait de la frapper, nourrie par le marmonnement indistinct qui commençait à monter de la terre pourrie dans son dos, comme à chaque fois qu'elle passait non loin. Dans la pénombre, tout près des arbres, son uniforme se fondait parfaitement dans le décor, c'était un chuchotis dans les ténèbres parmi les troncs, et dans le feuillage, des milliers de crocs baveux lui souriaient. Et à cause de cette odeur de métal froid, de cigarette, elle comprit que si elle ne pouvait rien contre lui, si von Falkenstein n'avait pas d'ombre, c'est qu'il en était une, d'un genre méconnu, inédit ; une ombre retorse qui mimait l'humanité à un niveau purement fonctionnel, vicieuse au point d'avoir réussi à faire oublier sa nature véritable. Il en avait cependant gardé les yeux, absents, d'un argent nauséeux.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...