10 Ania

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Sa première nuit dans ce nouvel Institut fut aussi mauvaise et peuplée de cauchemars suffocants qu'elle l'avait imaginée. Retrouver la compagnie familière d'Anneliese dans la minuscule cuisine l'emplit d'un apaisement bienvenu. Elle non plus n'avait pas très bien dormi et elle l'écouta se plaindre pendant toute la durée du petit déjeuner. Elle apprit ainsi que Dahlke avait fini par s'incruster dans les quartiers de von Falkenstein (Anneliese l'appelait seulement Hauptsturmführer, prononçant le titre avec le même accent nasillard et étiré que lui, ce qui amusait beaucoup Ania) et qu'elle préférait largement passer sous les ordres de l'autre docteur, Hoffmann, « bien qu'il ait l'air meilleur avec une bouteille qu'avec un stéthoscope » et quand Ania lui raconta qu'Hoffmann possédait un canard blanc en guise d'animal domestique, Anneliese se mit à rire si fort que quelqu'un lui hurla de la fermer de l'autre bout du couloir.

Ania lui proposa ensuite de lui faire visiter les alentours et ne connaissant de l'Institut que les bribes de la veille, Anneliese accepta de bon cœur. Une agitation inhabituelle régnait près du bloc médical. Des dizaines de soldats avaient envahi l'arrière du bâtiment, qui manœuvrant une brouette pleine de boue et qui portant des planches supplémentaires à poser sous les roues de la Mercedes toujours coincée dans le bout de potager autrefois si cher à Gebbert. Postées à l'écart et s'échangeant moult ricanements, elles assistèrent au cirque essoufflé qu'il leur fallut orchestrer pour dégager l'imposant véhicule de son piège. Sûrement animée par le mauvais esprit de son propriétaire et donc bien décidée à rester là où elle était, la Mercedes embourbée opposa une résistance farouche à toute tentative de traction, reprenant toujours sa place initiale et finissant même par écraser le pied d'un malheureux sous sa roue arrière dans la manœuvre. Le blessé se mit à glapir assez fort pour tuer le rire d'Anneliese dans l'œuf. Elle se précipita droit sur l'accident. Il fallut l'effort conjugué de quatre hommes pour dégager le maudit engin et libérer le pied estropié de leur camarade, qui finit emporté sur une civière sous la surveillance d'Anneliese, complètement indifférente au sourire charmeur que lui adressait le jeune garde et ses brancardiers.

La Mercedes resta donc dans son potager. Anneliese désormais prise par son travail, bien plus tôt qu'Ania l'eut espéré, elle se retrouva seule. Ne sachant comment s'occuper et n'ayant aucune envie d'assister à des soins infirmiers (elle en avait eu son compte au Marienhospital), elle se lança dans une promenade solitaire et désœuvrée en essayant de ne pas trop attirer l'attention. Par habitude, ses pas l'amenèrent en direction du chenil, et la reconnaissant de loin, les chiens de l'Institut commencèrent à lui faire la fête dans un concert de jappements enthousiastes. Elle repensait souvent à Gebbert. Les chiens devaient le regretter, eux aussi. N'ayant pas les clés de la grille, elle essaya de caresser les museaux tendus à travers les mailles avec un succès relatif tout en se demandant si Vogt comptait y parquer sa chienne. Puis, lassée de leur compagnie, elle remarqua que le sol à proximité avait été récemment égalisé et débarrassé de toute végétation. Ramassée en tas d'ordures, celle-ci avait été reléguée contre un mur et l'odeur de suc qui s'en dégageait lui emplissait le nez d'ici. Des cordelettes et des bouts de bois plantés à la verticale y dessinaient le plan du futur camp. Il ne serait pas bien immense. Elle ne savait pas à quoi pouvaient bien ressembler leurs camps, elle n'en avait jamais vu et elle n'était pas sûre de vouloir en contempler un de ses propres yeux. On lui avait dit qu'ils en avaient installé un en Pologne. Si Vladi avait pu leur échapper, c'est probablement là qu'il aurait fini, et elle aussi, avait-elle pensé. En tenant compte du traitement qu'ils avaient réservé aux prisonniers, elle imaginait sans peine ce qui pouvait se passer dans un milieu clos. Vogt avait affirmé qu'il ferait construire celui-là par les prisonniers eux-mêmes. Il avait parlé de quinze heures de travail par jour. Elle en était encore retournée. Oui, elle avait beaucoup de chance de se retrouver du bon côté de la grille. Elle tâcherait de se le rappeler. Étrangement, cela la fit se sentir pire encore.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant