6 Ania

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Comme elle ne s'exécutait toujours pas, il finit par poser une main sur son épaule. D'un tapotement quasi-amical, ce geste se transforma bien vite en une poigne d'acier qui lui broya la chair. La douleur irradia sourdement jusqu'à son coude. Le fait qu'il ne portât pas de gants la troubla pour une raison indéfinissable.

— Allez, ajouta von Falkenstein avant de renifler. D'abord la brique. On verra pour le lapin après.

Ania cilla, sentant le malaise l'envahir. Krauss la fixait d'un air attentif par-dessus son pupitre désorganisé, tout comme Bruno, un reflet terne jouant sur ses lunettes. Comme toujours en la présence de von Falkenstein, le monde peuplé de ténèbres mouvantes qui l'entourait parut s'atténuer. Les ombres se firent plus petites, se collant dans les recoins, chassées et apeurées comme des souris. C'était vraiment étrange. Peut-être que s'il restait en permanence à sa proximité, elle en finirait par oublier jusqu'à leur existence. Cette perspective la rassérénait et la terrifiait en même temps. Elle ignorait quelle alternative était préférable. Au bout du compte, elle ne ferait que de passer d'un enfer à un autre.

— Si à dix, y a rien qui bouge, je t'éclate la face, ajouta-t-il d'un ton blasé. Alors, un... deux...

À trois, Ania chercha désespérément Nina du regard. Celle-ci s'était détournée, contemplant l'extérieur de l'Institut par la fenêtre. Elle aussi avait peur de von Falkenstein. Bien moins qu'elle, c'était certain, mais tout de même. À quatre, elle croisa l'expression de Bruno, qui l'encouragea d'un sourire franc. À cinq, elle commença à s'affoler et à six, elle se mit à prier en silence.

— Sept, dit von Falkenstein en la secouant doucement par l'épaule. Allez, quoi.

Vaincue, Ania ferma les yeux. Elle laissa les réminiscences de la fosse gargouiller en elle, elle lui demanda de venir, de la délivrer – de faire cesser toute cette mascarade tordue ; au bout d'une semaine, elle n'en pouvait déjà plus, que ce soit du russe boiteux de Krauss ou de rester enfermée dans cette pièce imprégnée par l'humidité et le silence. Elle saisit la première tâche qui se présentait à elle – c'était celle de Nina, la plus faible, la plus discrète et la plus effacée, et lui ordonna de prendre la brique brune posée sur la table. Elle n'avait jamais essayé de les faire agir sur autre chose que sur leurs propriétaires. Elle ignorait si les ombres étaient capables de déplacer des objets. Trop effrayée par leur existence, elle n'y avait guère songé.

Glissant au sol comme de la cire, le reflet de Nina s'avança prudemment vers son pupitre. Il ne possédait ni visage ni yeux. Cette ombre-là n'était pas née il y a longtemps, Ania le sentait. Elle était encore toute jeune, pas tout à fait formée encore, aussi mince et transparente que du papier de mauvaise qualité, dépourvue de la difformité de ses aînées. L'obscurité qui bouillonnait en elle était aussi diluée que la fumée de la cigarette que venait de s'allumer von Falkenstein de sa main libre. Sans ouvrir la bouche, elle lui demanda de bouger la brique.

Aussi docile que les autres, l'ombre étendit un de ses membres filandreux. En le voyant s'enfoncer dans la pierre poreuse, Ania comprit qu'elle était trop faible et qu'elle aurait dû en choisir une autre. Elle en eut les larmes aux yeux. Elle ne voulait pas avoir mal, alors elle insista, força, comme la main qui forçait sur son épaule, et dans un pitoyable jeu de marionnettes, le reflet raffermit sa prise sur le parpaing.

La brique glissa lentement, écorchant le bois. Quand elle tomba dans un choc étouffé, von Falkenstein siffla d'admiration. Krauss se redressa à moitié, les mains posées sur son pupitre. Bruno, au contraire, se recula encore un peu, comme s'il avait peur de se la recevoir dans la figure. Elle ne voyait pas Nina, mais l'entendit applaudir avec enthousiasme. Soucieuse de bien faire, elle contraignit l'ombre à traîner la brique encore un peu, et tous observèrent cet étrange phénomène en silence. L'instant d'après, la pression pesant sur le haut de son bras disparut et Ania se retint d'en crier de délivrance.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant