Elle avait tant bien que mal ravalé sa fureur à l'encontre de von Falkenstein. Elle n'avait pas du tout aimé la manière avec laquelle il avait privé cette malheureuse gamine de la chaîne et de la croix qu'elle portait autour du cou, ni de l'air que celle-ci avait arboré durant tout cet interminable examen médical. Ne rien comprendre à ce qu'il lui disait n'avait fait que renforcer sa rancœur. Von Falkenstein avait un passif solide dans l'art de cracher des saloperies, ce n'était un secret pour personne au sein de l'Institut, et elle le soupçonnait de s'être montré particulièrement zélé avec Ania. Le fait qu'il n'ait pas réussi à la faire pleurer relevait pour elle de l'exploit surhumain. Même Hoffmann y était passé, craquant un sanglot un soir de décembre dernier et lui avait participé à la grande guerre.
— Qu'est-ce qui vous fait sourire comme ça ? s'enquit Bruno alors que von Falkenstein les rejoignait enfin de sa démarche peu pressée. J'ai raté quelque chose de drôle ?
Ania s'était réfugiée entre Nina et lui quelques instants auparavant, lorgnant son environnement avec sa méfiance habituelle.
— Vous avez rien raté du tout, Herr Zallmann, lui répondit von Falkenstein avec flegme. Mis à part vos cours d'éducation civique, peut-être, trop occupé à participer à des complots communistes que vous étiez.
— La situation de Bruno a été résolue, intervint Krauss, sentant les ennuis arriver même à cette distance. Par vos confrères de la Gestapo. On en a déjà discuté, Hauptsturmführer.
— Je plaisante, dit von Falkenstein sans se départir de son sourire de fouine arrogante. Gottverdammt, détendez-vous, un peu. J'ai l'impression d'être le seul idiot de bonne humeur de toute la région, car vous êtes tous là à faire la gueule en permanence. On dirait presque que vous revenez du front.
— C'est rien, Viktor, dit Bruno. Allons-y.
Décidant que ce n'était plus son problème, Krauss leur emboîta le pas. Allumant une autre cigarette malgré les panneaux d'interdiction placardés à l'entrée, von Falkenstein les suivit en retardant de quatre bons mètres.
Nina aimait beaucoup le département d'archéologie de l'Institut, inauguré il y a moins d'un an. Elle y passait tout son temps libre, ou presque, souvent en compagnie de Bruno qui s'extasiait sur les runes ou les frontons architecturaux des peuples proto-germains. Jensen passait parfois leur rendre visite, penaud à l'idée de devoir apprendre à écrire correctement. La plupart des résidents de cette annexe étant absents, en expédition sur les côtes arctiques dans l'espoir d'y trouver des ruines de Thulé – l'annonce de cette escapade avait fait hurler de rire von Falkenstein et Bruno pendant au moins quarante-cinq minutes – le bâtiment avait été confié à un archiviste qui préférait traîner à la caserne avec Gebbert et les autres plutôt que d'assurer son service de gardiennage.
Le silence qui y régnait apaisa quelque peu la tension qui palpitait dans la poitrine de Nina depuis la veille. Tandis qu'ils traversaient les coursives, elle songea que ce lieu était le refuge idéal si elle voulait apprendre l'allemand à Ania. Personne ne viendrait les déranger. Et surtout, le bâtiment était situé très loin du pavillon médical, si bien que von Falkenstein n'y mettait jamais les pieds. Nina ignorait d'où lui venait ce soudain instinct de protection. Elle ne voulait pas vraiment se l'avouer, mais Ania lui évoquait une version plus jeune et démunie d'elle-même. Elle aussi avait dû se battre et ravaler ses larmes en permanence. Et encore, elle avait la chance d'être allemande, elle. Au moins la considéraient-ils comme un être doué de raison, et pas une chèvre qui avait la fantaisie de marcher sur ses deux pattes arrière.
Surtout, surtout, elle n'aimait vraiment pas la manière que von Falkenstein avait de la fixer. Oh, c'était furtif, toujours en biais, quand il était persuadé que personne d'autre n'y faisait attention mais Nina, elle, elle voyait alors que tout le monde avait le dos tourné. L'expression qu'il arborait alors, se mordant la lèvre inférieure avec ses canines beaucoup trop longues, lui paraissait déplacée et anormale – elle ne durait qu'une fraction de seconde, pourtant ; cependant, à force de côtoyer les prédateurs, Nina avait appris à les reconnaître. Et von Falkenstein faisait partie de la pire espèce, ceux qu'on ne repérait que trop tard, ceux, rampants et sifflants, qui parvenaient toujours à leurs fins sans que l'on s'en rende compte. C'était les coups imprimés dans les côtes de la gamine qui avaient tiré une sonnette d'alarme dans son crâne. Après tout, elle était psychiatre en plus d'être une déviante. Les névroses, Nina connaissait, elle était d'ailleurs très forte pour les reconnaître ; frapper, ce n'était qu'une forme de désir complètement tordue, une envie mutilée par leur doctrine et leur uniforme ; cogner ou baiser, ils ne savaient plus faire la différence. Pour eux, c'était la même chose, deux versants d'un même problème : détruire ou prendre, brûler la terre ou y semer. Il n'y avait qu'à écouter les légendaires alertes Patrie-Mariage-Enfants de von Falkenstein pour se rendre compte de cette contradiction profonde. Prôner la vie, la reproduction, le repeuplement et les foyers heureux tout en arborant une tenue de deuil et un crâne morbide. Oui, malgré tout ce qu'il pouvait dire sur le bienfait des Lebensborn et des médailles de maternité, il était encore plus détraqué qu'elle et Ania en était la preuve.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...