Deux heures plus tard, il ressortit enfin à l'air libre, complètement harassé mais laissant la blouse au bloc. Il aurait bien dormi, au moins un peu, mais les explications vaseuses du lieutenant Jensen l'avaient mis sur le qui-vive. Celui-ci s'était assis près du lazaret de fortune, froissant sa casquette d'assaut entre les mains sans s'en rendre compte. L'ignorant pour l'instant, von Falkenstein se dirigea vers le tonneau plein d'eau de pluie qui n'allait pas tarder à croupir, en retira le couvercle et y plongea la tête. Il ne se releva que lorsqu'il fut au bord de l'asphyxie et entreprit de se décrasser les mains puis la face. L'eau glacée ne le réveilla pas suffisamment. S'il n'était pas autant crevé, il aurait volontiers balancé son uniforme pour aller nager dans la rivière, en dépit des cadavres qui devaient encore s'y baigner en amont. Au moins, il se serait débarrassé de cette tenue qu'il n'avait guère le temps de laver.
— Bon, dit-il à Jensen en revenant vers lui, encore tout dégoulinant. C'est quoi cette histoire ?
Il s'épongea les cheveux avec les paumes, tentant tant bien que mal de les plaquer en arrière et de les inciter à rester tranquilles.
— Quelle histoire ? demanda Jensen en clignant bêtement les yeux.
— Votre gars, là, dit von Falkenstein en renonçant à arranger sa coupe réglementaire. C'est l'un de chez nous. Pourquoi il s'est retrouvé dans cet état ? Et ne me ressortez pas votre justification foireuse de tout à l'heure.
Jensen se contenta de fixer obstinément ses bottes.
— Mon temps est précieux, lui rappela von Falkenstein.
Il n'avait guère la patience pour s'engager dans les palabres. Jensen inspira profondément.
— J'ai un problème, mais je ne pense pas que je devrais vous en parler, dit-il enfin.
Récupérant son képi, soit la pièce la moins sale de son uniforme, von Falkenstein l'enfonça jusqu'au ras des sourcils et se laissa tomber sur le banc de fortune non loin de lui.
— Je vous écoute quand même, répondit-il en allumant une cigarette.
— La méthadone, dit Jensen sans le regarder. Elle calme aussi, comment dire...
Il s'interrompit en attrapant son air inquisiteur.
— C'est pas pour moi, c'est pour Lutz.
— Lutz ? s'enquit von Falkenstein. L'énergumène qui a voulu se gratter l'œil avec son couteau ? Il se l'est planté volontairement, n'est-ce pas ?
Le silence de Jensen lui apprit qu'il avait tapé juste. Celui-ci hésitait visiblement à formuler sa pensée exacte.
— Vous êtes perspicace, dit-il enfin.
— Et alors quoi, lieutenant ? Comment vous voulez que je résolve votre problème si vous ne me le racontez pas ? Quoi, la méthadone ?
Tergiversant toujours, Jensen laissa passer un long silence. Affalé contre le mur de toile tendue, von Falkenstein se sentit glisser dans l'espèce de léthargie comateuse qui avait remplacé son sommeil depuis sa mobilisation.
— Je commande un peloton spécial, avoua enfin Jensen, avant de tirer sur sa casquette pour essayer de lui redonner forme.
— C'est un peu vague, marmonna von Falkenstein.
— Dites, vous êtes en train de vous endormir, ou quoi ? demanda l'autre avec une pointe de colère. Oh et puis merde ! On exécute des polaks, d'accord ?
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S U A H N I E B
Fiction Historique1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...