5 Nina

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Malgré tous ses efforts, tous découvrirent les affreux événements nocturnes et les taches de sang frais maculant encore le carrelage de l'infirmerie. Elle ne sut qui parla en premier, les soldats ou Hoffmann. Ça n'avait pas grande importance. Après avoir tant bien que mal traîné le malheureux et apathique docteur Krauss dans ses appartements, elle passa la matinée dans un état d'atterrement stupide. Stupeur qui empira lorsqu'elle se rendit compte que Bruno avait profité du chaos ambiant pour se faire la malle en amenant Ania.

Le jour suivant, l'Institut se vida de la plupart de ses occupants. Le ridicule département d'anthropologie déserta de concert, s'entassant pêle-mêle dans le troisième camion de la non-moins ridicule garnison du domaine. Secrétaires, rédacteurs et les quatre professeurs en poste se serrèrent dans le haillon, agrippant leurs malles, les figures blêmes et les yeux encore arrondis d'incompréhension. Nina ne fit absolument rien pour les retenir. Impuissante, dépassée, elle assista à ce court exode en crispant les poings et les mâchoires. Combien de temps, avant que toute cette histoire ne remonte dans les nébuleuses qui leur servaient à la fois de protectorat et de tutelle ? Des semaines. Un laps de temps à la fois infiniment long et beaucoup trop court à son goût. Une fois le véhicule avalé par la forêt, l'Institut revint à ses effectifs initiaux, ou presque. Resta le personnel de cuisine, composé d'un coq et de ses trois pimbêches ; les soldats, au nombre de cinq, si on excluait le caporal Locke, qui se déplaçait toujours en béquilles ; le docteur Hoffmann et l'infirmière qui lui restait ; le docteur Krauss, enfin, atteint d'un mal mystérieux qui l'empêchait de lâcher le moindre mot.

Faute de mieux, on enterra Gebbert dans le même trou que son chien, en dehors de l'enceinte, tout près de la fosse commune. Brunehilde et son visage ravagé rejoignirent la seconde tombe. La terre y était bizarrement plus grasse et plus noire, comme imbibée d'huile et alors que les soldats maniaient les pelles sans ronchonner, Nina repensait à ce que lui avait dit Ania sur cette fosse et ses murmures. La créature désaxée qu'avait autrefois été Jensen fut tractée jusqu'aux caves où elle fut abandonnée sur son ordre. Elle s'occuperait de cette monstruosité pourrie plus tard.

Une fois au chevet de Krauss, contrairement à son habitude, elle ne refusa pas le verre de gnôle trouble que lui tendit le docteur Hoffmann. Les quartiers privés du directeur de l'Institut respiraient la coquetterie laissée à l'abandon. Il n'y passait que peu de temps, y privilégiant son bureau, où il allait jusqu'à prendre la plupart de ses repas. Manquant de jugeote, elle ne l'avait que sommairement déshabillé, le délestant à peine de son veston et de ses chaussures avant de le recouvrir des draps. Pâle, fiévreux, il était en sueur, les paupières congestionnées par une lividité qu'elle n'osait trop fixer. Elle avait montré ce qu'il avait vomi à Hoffmann, qui s'était bien gardé de ne pas toucher la chose tuméfiée, zébrée d'un bordeaux veineux et noirci encore toute engluée de mucus. Nina était cependant certaine d'y avoir distingué des avortons de pattes et d'yeux encore clos. Depuis, Krauss n'avait pas repris connaissance, la respiration erratique et le corps agité.

Elle s'assit pesamment sur le bord du lit et lui posa une main craintive sur le front. Il était glacé de transpiration. Krauss n'eut absolument aucune réaction à son contact et vite répugnée par la sensation de sa peau malade contre la sienne, elle retira les doigts.

— On devrait l'amener à l'hôpital, dit Hoffmann avec un calme qu'elle lui envia aussitôt. Son cas dépasse de loin mes humbles compétences.

— Il respire, répondit-elle en s'envoyant le reste de schnaps au fond du gosier. Ça peut attendre, je suppose.

— Vous me rappelez quelqu'un, quand vous parlez comme ça.

Hoffmann se laissa tomber dans un fauteuil à oreilles un peu miteux. S'apercevant qu'il charriait toujours sa hache à incendie encore collante, il prit un air gêné et la déposa à ses pieds où elle alla se cogner contre le rembourrage du siège. Tout aussi choqué qu'elle, il gardait cependant une réserve toute militaire. De ce qu'elle savait de lui, il avait survécu à la boucherie de Verdun. Le genre d'expérience qui laissait des traces indélébiles. Pas un mauvais bougre cependant, bien qu'un peu trop porté sur la bibine. Nina n'avait jamais su s'il exécrait ou s'il admirait von Falkenstein. Un peu des deux, vraisemblablement.

— Et maintenant, quoi ? dit Hoffmann au bout d'un long silence seulement troublé par le souffle alourdi du convalescent.

Nina ne pipa mot. Les relents d'alcool lui brûlaient la gorge.

— M'est avis qu'on devrait faire appel à la cavalerie, poursuivit-il. Il se passe des trucs qui nous dépassent, ici.

— Qu'est-ce que c'était, à votre avis de médecin ? Ce qu'il a vomi, je veux dire, dit enfin Nina en s'arrachant du visage blafard de Krauss.

Hoffmann se gratta la nuque.

— Ça ressemble à une métastase. Jamais vu aussi gros, par contre. Cela dit, je peux me tromper, je n'ai jamais vraiment étudié le cancer. Pas besoin, lors de la Grande. Mais ça n'est plus dans son œsophage, j'ai vérifié.

Il avait effectivement conduit un examen sommaire auparavant. Surmontant son dégoût à l'idée de toucher quelqu'un d'autre, Nina avait maintenu Krauss en position assise le temps que le vieux médecin l'écoute respirer et lui fasse subir diverses palpations, le front plissé par la concentration.

— Il faudrait l'amener, répéta celui-ci. Au Marienhospital, c'est le plus proche. Ils ont la meilleure radiographie du Wurtemberg. On doit s'assurer qu'il n'est pas... que cette maladie, ou quoi que ce soit, ne s'est pas étendue.

Nina garda le silence une fois de plus, plongée dans ses propres souvenirs saumâtres. Elle-même avait autrefois expectoré un œil entier, glauque et vitreux, retenu par une filandreuse spirale de chair. Était-elle malade, tout comme Krauss ? Finirait-elle dans le même état agité, hallucinant ? Cette seule perspective la fit frissonner et elle se passa machinalement les bras autour du corps comme pour l'empêcher d'éclater. Depuis le globe oculaire, plus rien, pas la moindre toux sanglante... des cauchemars diffus, tout au plus, couplés à une sensation pesante de ne plus être seule même quand elle l'était. Soudain, elle ne pouvait plus rester en place, elle ne voulait plus passer une minute supplémentaire près de Krauss. Elle se leva cependant sans se précipiter et croisant le regard interrogatif d'Hoffmann, elle dit :

— Envoyez l'infirmière...

Elle buta sur la fin de sa phrase, cherchant le prénom de celle-ci.

— Envoyez Karolina, se corrigea-t-elle. Je veux qu'elle reste avec lui et qu'elle courre vous avertir si jamais il y a quoi que ce soit.

— Je préférerais le charger dans un camion, répondit Hoffmann en se levant tout de même. Et l'amener à Stuttgart.

— Pas maintenant, coupa Nina, furieuse qu'il ose la contester. Et vous n'appelez personne, surtout. Faites passer le mot. J'ai besoin de réfléchir.

— Comment ça ? dit Hoffmann en haussant la voix. Y a pas à réfléchir à quoi que ce soit, mademoiselle Muller !

La porte claquait déjà. 

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant