10 Wolff

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Tu sais, le problème, c'est pas tellement les polonais, disait Lutz. C'est les renseignements. On m'a dit que pas loin, une voiture est tombée en embuscade. Ils se planquent dans les arbres parce que c'est des bûcherons, des chasseurs ou des trappeurs. C'était un tacot du renseignement. Alors, sans eux, l'état-major interarmées, il fait quoi ?

— J'sais pas, répondit Wolff. Il fait quoi, l'état-major interarmées ?

— Bah il agit en aveugle, voyons. Il sait pas comment employer son infanterie, son artillerie, ses tanks et ses avions. C'est comme un gosse un peu attardé qui joue aux échecs. Les généraux se demandent ce qu'ils doivent faire avec leurs trop nombreuses pièces. Du coup, la piétaille part gaillardement en avant, en chantant Heidi Haido et tout, les chars vont en arrière, histoire de labourer un peu les champs de patates, l'artillerie pilonne les deux et les avions bombardent l'artillerie. T'as cru être un héros, bah t'es qu'un putain de dommage collatéral encore vivant. La mort ici, c'est juste un effet de désordre.

Lutz n'avait pas parlé pendant aussi longtemps depuis plusieurs jours et Wolff crut à un signe d'amélioration.

Octobre n'avait pas encore commencé. La campagne de Pologne tirait à sa fin. Le trentième jour, Varsovie était déjà assiégée, au bord de la rupture. L'automne refroidissait les matins d'un givre brutal. Le plus gênant était la gangue de glace, envahissant les ruisseaux et les lacs très tôt pour la saison, les contraignant à s'acharner à coups de pelles et de pioches pour craquer la gelure et atteindre l'eau saumâtre. Celle-ci était imbuvable, bien sûr et même les plus astucieux systèmes de filtrage à moteur ne la rendaient que moins brune, la teintant d'un goût d'essence brûlée. Mais même cette pisse glaciale aux relents de colique et les renseignements défaillants ne les avaient pas empêchés de couper le pays en deux. Selon Lutz, le plus stratège du groupe de l'avis général, ce marasme serait bientôt terminé.

Mais Lutz n'alignait pas plus deux phrases à la suite, en ce moment.

Tout avait débuté non loin de Pabjanice. Dans cette ville coquette, ils avaient réussi à réunir une vingtaine de ressortissants jugés dangereux. Principalement des universitaires, deux ou trois nationalistes avérés et des membres du clergé. Et des Juifs, aussi, ainsi que leur famille.

Une fumée lointaine se mêlait au rideau de bruine, s'y dissolvant dans une effervescence humide de gouache diluée. Ce matin-là, l'air avait une saveur boueuse, comme si la mouise qu'ils foulaient avait commencé à s'évaporer. Le ciel, le sol, tout baignait dans une teinte terreuse et seuls les troncs des arbres y traçaient des lignes grises, aussi droites que des barreaux de prison. Le vert-de-gris de leurs uniformes s'y détachait en tâches de moisissure. Wolff avait suivi le conseil qu'il avait reçu en Ukraine. Il s'était endurci depuis sa remobilisation par la Liebstandarte. Désormais, presser la détente ne lui posait absolument aucun problème. Souvent, il en était même très fier. La guerre l'avait révélé. L'alcool aidait aussi.

Tenant en respect toute cette petite foule en larmes, les membres tremblants, ils les avaient amenés à la lisière de ce petit bois quelconque, assez loin du chemin tout de même. Wolff les avait fait creuser. Ç'avait duré assez longtemps, car les civils ne savaient pas manier les pelles aussi bien que lui et ses hommes, et que les enfants s'accrochaient aux adultes, empêchant ces derniers de s'activer comme il faut. Cela leur avait pris deux ou trois heures peut-être. Ils étaient épuisés et en sueur, quand ils eurent terminé de creuser la fosse.

La minuscule pluie avait cessé.

Alors Wolff avait ordonné à Lutz et aux autres d'aligner les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, à genoux, le dos tourné et le visage face au trou, les mains le long du corps. Il repensait souvent aux Kupchenko quand ils faisaient ça. Cela ne provoquait désormais plus rien en lui, à part une envie de boire, et encore, pas tout le temps.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant