L'intérieur de la quincaillerie était bien mieux aéré que la pharmacie. Un énorme ventilateur tournait paresseusement au plafond dans un bruit étouffé, agitant parfois un courant d'air sur ses cheveux et elle préféra retirer son chapeau aussitôt le seuil franchi. Petite mais bien agencée, la boutique était remplie à ras-bord de bric-à-brac de première nécessité, allant de la coutellerie à la lessive en poudre, offrant un tel choix qu'elle se demanda pendant un moment si toutes ces histoires de pénurie dont Anneliese lui rabâchait les oreilles n'étaient au final qu'une vaste mystification. Les étagères derrière le comptoir croulaient littéralement sous des savons de formes diverses et toujours en papillote, des bas en nylon au prix exorbitant, des miroirs de poche, des boîtes de cirage ou encore des paquets de cartes à jouer enrobés d'une jolie dorure. Assise au comptoir avec l'air ennuyé de ceux qui n'ont rien d'intéressant à faire de leurs journées, une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, aux cheveux bruns et courts, affabulée d'une paire de lunettes, était plongée dans un livre et Ania se demanda si c'était un Mark Twain.
— Bonjour, s'exclama-t-elle d'un ton joyeux en s'avançant.
Elle n'eut aucune réponse et se souvint qu'Oskar lui avait dit qu'elle était sourde. Effectivement, Matilda ne leva la tête que lorsqu'elle fut au comptoir.
— Bonjour, répéta-t-elle en prenant soin d'articuler.
— Oh, bonjour, répondit l'intéressée en lui rendant son sourire.
Elle parlait certes d'un ton lent et peu naturel, mais elle lui parut à peu près normale.
— Qu'est-ce que tu lis ? lui demanda Ania.
— Heidegger, répondit Matilda en rosissant un peu avant de lui montrer la couverture du pesant ouvrage.
— Connais pas, dit Ania. C'est bien ?
— C'est complexe, admit Matilda de sa voix étrange. Mais j'aime beaucoup la philosophie. Je voudrais aller à l'université, plus tard, pour l'étudier.
— L'université, répéta Ania, pensive. On m'a dit que c'était compliqué, et pas pour les filles.
— C'est faux, dit Matilda. L'université, c'est pour tout le monde. Que je sache, on étudie pas la philosophie ou la médecine avec sa bite.
Interloquée par son franc-parler si semblable à celui d'Anneliese, Ania éclata d'un rire si bruyant que l'instant d'après, des pas lourds retentirent dans les escaliers, livrant le passage à celle qui devait être la propriétaire des lieux.
Oskar lui avait dit que c'était une blockleiter, une espèce de gardienne chargée de surveiller la bonne morale politique de tout un quartier et elle le portait sur son visage oblong. Pas vraiment grande, engoncée dans une coûteuse robe en lin marronnasse refermée par une large ceinture qui soulignait sa jolie silhouette, elle portait ses cheveux faussement blonds en un chignon revêche comme les infirmières de l'Institut. Tout comme Nina, elle recourait au peroxyde pour faire croire que sa chevelure était jaune de naissance. Elle n'avait pas l'air très souriante. Une épingle rouge et noire décorait sa poitrine à l'endroit du cœur. La broche était plus imposante que la moyenne, sûrement pour souligner son rôle d'importance. Matilda cessa aussitôt de ricaner en l'apercevant, bien qu'il s'agisse de sa propre mère, avec qui elle partageait les mêmes joues arrondies et une bouche assez large.
Ania tarda un peu à l'imiter, peu dérangée par cette apparition qui n'était pas aussi frappante que la femme semblait le croire.
— Matilda, dit-elle. Remonte.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...