Sortant de son mutisme boudeur, Nina lui avait proposé de passer la Nouvelle Année en dehors de l'Institut, ce qu'Ania avait accepté avec joie, même si elle ignorait de quelle « nouvelle année » il pouvait bien s'agir.
« Mille neuf cent quarante », avait répondu Gebbert quand elle avait enfin osé poser la question alors qu'ils montaient dans un gros camion qui lui rappelait beaucoup trop celui dans lequel ils l'avaient autrefois embarqué. Ils n'étaient que quatre, si elle s'excluait elle-même. Gebbert, Nina, le lieutenant Jensen et l'infirmière Brunehilde – celle que ni Karolina, ni elle aimaient particulièrement. Bruno était retourné chez lui, à Strasbourg, car il n'était pas vraiment allemand, lui non plus. Alsacien, lui avait glissé Nina, un jour, et tout comme les Alpes, Ania ne savait pas où était exactement l'Alsace.
— Alors tu t'appelles Adeh, maintenant, constata Brunehilde en s'asseyant non loin d'elle dans le haillon. C'est très joli ! Ça veut dire adieu, ou presque ! Adieu ta sale ascendance slave et bonjour le Reich ! C'est qu'ils ont de l'humour, au bureau de la Race !
— Arrête, Brune, lui fit Jensen, au volant, et elle se tut, mais seulement pour un temps.
— Ade, mein liebes Schatzelein, ade, ade, ade, se mit-elle à chanter, bientôt rejointe par Gebbert et sa voix débonnaire.
Nina, quant à elle, ne chanta pas, se contentant de rire et de donner le rythme en claquant des mains. Comprenant qu'elle venait d'assister à une plaisanterie qu'elle n'avait pas saisi, Ania réussit à sourire et finit par trouver la chanson entraînante, car elle martelait un rythme qui lui paraissait vaguement familier et que le chœur formé par Brunehilde et Gebbert, qui compensait son manque de justesse par une ardeur torrentielle, était rempli de joie. Même Jensen éclata de rire, sans pour autant se retourner.
L'unique hôtel-auberge d'Illwickersheim – nom qu'Ania ne prononçait et ne lisait qu'à grand-peine – était bondé, et elle s'en rendit compte sans en avoir franchi le seuil. Suspendus à de grands triangles de bois dépassant de la façade crayeuse, des drapeaux rouges à croix noire s'étaient plaqués aux murs, débordant sur certaines fenêtres. Les poutres qui les supportaient lui firent penser à des potences qu'ils avaient monté en Pologne et qu'elle avait croisés en marchant avec les autres dans le crépuscule. « Le Pivert », lut-elle sur joli panneau suspendu à l'entrée. Dans leur langue, c'était Grünspecht.
Le Pivert, donc, était rempli à craquer et elle n'y entra qu'à contre-cœur. Ce peuple était étrangement bruyant. Les lieux étaient surpeuplés, embrumés, imprégnés d'une odeur de sueur, de tambouille et d'alcool – un orchestre, ou un gramophone particulièrement sonore, elle ne savait pas, entamait un air qu'elle ne reconnut pas mais qui s'attirait l'enthousiasme de tous ceux qui y étaient présents. Il y avait beaucoup d'hommes, bien moins de femmes – une d'elles chantait à tue-tête près du comptoir et lorsqu'Ania se faufila à la suite de Nina, son compagnon faillit la bousculer, se heurtant à une table en grognant des paroles qu'elle ne saisit pas. Le comptoir, au bois peint en vert et or, était poisseux, tout comme les coudes qui y étaient posés, s'agglutinant les uns aux autres, dans un tintement de verres malpropres remplis de jaune.
Leurs ombres se collaient entre elles, aussi. Les unes aux autres, au sol, glissant et dansant dans un ballet nauséeux qui la rebuta aussitôt. Partout où elle posait les yeux, elles étaient là ; diaphanes ou compactes, rachitiques ou monstrueuses, agitées, grinçant en silence – tassées dans les recoins en hauteur, à l'instar d'araignées aux membres humains, ouvrant des mâchoires avides tandis que leurs possesseurs buvaient, riaient, mangeaient ou dansaient sur un sol au parquet sale. À la tablée qu'ils n'obtinrent que grâce à la carrure de Jensen, elle regretta aussitôt l'absence de von Falkenstein. Pis encore que dans les gares ou à l'Institut, les lieux étaient surpeuplés par une noirceur affamée qu'elle était la seule à percevoir.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...