11 Ania

36 4 77
                                    

Cette nuit-là, elle fut réveillée en sursaut par une agitation lointaine ponctuée de jappements hargneux. Emergeant à grand peine d'un sommeil alourdi et sans rêves, se frottant des paupières encore poisseuses, elle alla à la fenêtre qu'elle gardait ouverte dans l'espoir d'atténuer la chaleur humide de l'air brassé par une rare brise ; avec les volets clos pour échapper à la vision de l'extérieur, cela ne fonctionnait guère.

La minuscule horloge que lui avait légué Anneliese indiquait quatre heures du matin, et habituellement, les travaux au camp ne démarraient pas aussi tôt. Intriguée, elle entrouvrit les panneaux de bois afin de couler un œil discret à ce qui se passait en contre-bas.

Cela l'effraya aussitôt. Sous les lumières vives qui ne s'éteignaient qu'une fois le jour levé, la scène prenait des allures d'un tableau d'ombres et de clarté sans nuances. Ils avaient fait aligner les prisonniers dos à la grille qui faisait face au bloc médical. D'eux, elle ne voyait que des épaules et des têtes baissées. Une sinistre ligne de squelettes encore capables de respirer et de marcher par elle ne savait quel mystère. De toutes parts, ils étaient entourés par des hommes bien mieux portants, casque sur le crâne et arme en main, et après le capharnaüm qui l'avait tirée du lit, un calme relatif planait sur le rassemblement.

Du côté gauche de la file, il y avait deux autres silhouettes à képi dont elle reconnut immédiatement la plus haute, même malgré la distance et un sursaut de terreur s'empara de son cœur. Allaient-ils venir la chercher, cette fois-ci ? Allait-elle bientôt entendre ses pas dans le couloir comme toutes les nuits, sauf qu'aujourd'hui, ils s'arrêteraient devant sa porte ? Elle redoutait ce moment-là depuis son arrivée, écrasée, étouffée par ce sentiment d'imminence que contenaient les promesses de Vogt lors de son retour en ces lieux maudits. Devrait-elle commencer à s'habiller ? Paralysée par l'appréhension, elle n'en fit pourtant rien, les membres comme emplis de plomb, aussi lourds et maladroits que lorsqu'elle avait pris de la méthadone, il y a longtemps. Dans la quiétude nocturne, l'air immobile portait jusqu'à elle sa voix sinueuse sans qu'elle parvienne à la comprendre. Elle entendait Dahlke lui répondre à chaque fois qu'il s'approchait d'un des polonais, et ensuite ils éclatèrent de rire, dans un déchaînement qui lui parut si déplacé qu'elle sentit sa propre bouche se tordre pour les imiter. Ils étaient en train de leur distribuer quelque chose, dans un ballet parfaitement réglé, échangeant des commentaires étouffés et insaisissables. À l'intérieur de cette file, nulle trace de Vadek.

Peut-être dormait-il encore dans le manoir, auprès du docteur Krauss, dans une petite pièce adjacente, par terre ou dans son propre lit ou même dans le lit de Krauss lui-même, assuré d'avoir la vie sauve au moins pour quelques temps et elle se demanda s'il avait utilisé le morceau de savon qu'elle lui avait offert. Elle ignorait si quelqu'un d'autre que Vadek, Krauss et elle-même était au courant de cet arrangement secret et dangereux ; comment faisaient-ils, au milieu de tous ces uniformes, sans jamais se faire prendre ou inquiéter ? Et qu'arriverait-il si, soudain saisie par une brusque envie de nuire, elle allait tout raconter aux bonnes personnes ? Krauss, elle le détestait et elle prendrait plaisir à le voir traîné dans la boue, si ce n'est pire, si jamais elle révélait tout à von Falkenstein qui, dès le début, lui avait dit qu'il avait un problème.

Et bien plus tard, elle avait appris que le problème des homosexuels n'était pas tant leur attirance pour le même sexe que leur contribution inexistante à la perpétuation de la race et si on ne pouvait les rééduquer, alors il fallait s'en débarrasser au même titre que les autres.

Krauss, d'accord, mais Vadek... elle ne pouvait le dénoncer, il lui ressemblait trop pour cela, il avait dans le regard cette même détermination qu'elle attrapait parfois sur son propre visage quand elle se regardait dans un miroir. Y penser calma assez son inquiétude pour l'inciter à enfin s'éloigner du volet entrouvert. Ils ne viendraient pas la chercher cette nuit. Cette nuit, elle n'irait pas torturer d'autres êtres à l'aide de leurs ombres. Cette nuit, non, mais peut-être la suivante, ou celle qui venait après, et elle espérait qu'on la prévienne avant que ça n'arrive, afin qu'elle puisse reprendre du Véronal. Autrement, cela allait lui être difficile, même si on leur mettait des sacs sur la tête comme à Bodmann.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant