Tout ici était vaste et haut. Des bâtiments clairs à colombages, à la mise classique, colossale, finement ciselés, côtoyaient des avenues interminables et larges sur lesquelles régnaient des immeubles à colonnades. Étendant son asphalte et ses toitures ornementées, Stuttgart l'engloutit avec une indifférence bruyante tandis qu'elle descendait du car, sonnée par le trajet inconfortable.
Elle détesta immédiatement tout ce qui l'entourait. Les hommes aux chapeaux et aux grands manteaux. Le visage tiré des ouvriers. Les soldats hargneux, les enfants qui piaillaient et les jupons de leurs mères, les jeunes vendeurs de journaux qui se pressaient autour des kiosques, vociférant leurs titres les plus accrocheurs et surtout, les drapeaux écarlates qui dégoulinaient de la moindre façade comme le sang aurait fui une veine tranchée. C'était la seconde fois qu'elle posait les pieds dans une de leurs villes et se jura de ne plus jamais recommencer. C'était bien trop peuplé. Leurs ombres se mêlaient les unes aux autres dans un cauchemardesque capharnaüm, mille fois plus nombreuses que celles du Pivert. Leur proximité formait une couche limoneuse, trouble, qui lui donnait envie de se frotter les paupières pour en chasser ces résidus opaques. Cette marée la percuta en plein fouet, obscène et terrifiante – il lui fut pénible d'ignorer cette omniprésence grouillante, alors elle fit juste semblant, ne les regardant pas plus de quelques instants à chaque fois qu'elle en repérait une particulièrement immonde.
Bousculée de toutes parts, inquiète de se plonger dans cette agitation, elle finit par s'accrocher à la manche de Bruno et se laissa entraîner par le courant humain. Absolument personne ne leur prêta attention. Il l'avait contrainte à enlever son foulard alors qu'ils étaient encore dans le bus, et au vu de leur différence d'âge, elle devait aisément passer pour son enfant. Fendant la foule dans son sillage, elle s'employa à mettre un pied devant l'autre et à surveiller son sac, les doigts crispés sur la lanière en cuir jusqu'à s'en blanchir les phalanges. Ils dépassèrent une construction de briques immenses ornée d'une tour et d'une horloge, qu'elle reconnut comme étant la gare. À son plus grand soulagement, ils n'y entrèrent pas. Elle n'était pas sûre de supporter l'entassement fiévreux de corps et de leurs reflets qui s'y pressait en permanence. Même ici, dans un espace largement ouvert, cela lui était invivable, siphonnant la plupart de ses pensées cohérentes.
« Tout est l'envers, maintenant, à la mauvaise place. Toi. Moi. Tous les autres. Coincés. » lui avait dit l'ombre. Elle n'avait eu de cesse d'y songer depuis qu'ils avaient quitté l'Institut. Bruno avait essayé de l'interroger à propos de ce qui s'était passé avant que l'apparition ne se fasse descendre et elle avait réussi à conserver un silence assourdissant. Ania avait décidé de ne plus leur en parler. Cela ne servait à rien. Ils ne voulaient pas réellement comprendre. Tout ce qui les intéressait, c'était de voir à quel point le bojeglaz pouvait faire mal.
Et il pouvait faire très mal, c'était sûr – et pas seulement via les ombres. Depuis que von Falkenstein était parti, elle sentait l'œil-dieu ramper derrière les murs de l'Institut à l'instar de d'une colonie de cafards. C'était dans sa nature. Il s'insinuait dans les murs et dans les têtes, s'y installant comme le ferait la pourriture. C'était ce qui s'était passé à Bereznevo, il y a longtemps, avant qu'ils ne plantent la croix au-dessus du trou plein de goudron. Les uns à la suite des autres, ils s'étaient alignés pour se jeter dans la fosse, les enfants devant et les adultes derrière. Le lendemain, elle avait recraché leurs corps inertes dans la neige. L'étranger qui avait assisté à tout cela était ensuite venu frapper à leur porte. Personne ne lui avait ouvert.
*
— Ça ne peut plus être si loin que ça, maintenant, lui dit Bruno après s'être arrêté une troisième fois afin de demander la bonne direction.
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S U A H N I E B
Historical Fiction1938. Un obscur Institut nazi ouvre ses portes en pleine Forêt Noire. Pour Viktor, accusé d'infraction au paragraphe 175 du code pénal, se retrouver à la tête de ce qui ressemble plus à une ferme qu'à un centre de recherches universitaires constitu...